«L’école spécialisée doit faire partie de l’école ordinaire»
La mise en œuvre de l’école inclusive est souvent difficile. Romain Lanners, directeur du Centre suisse de pédagogie spécialisée, nous incite à réfléchir au développement de l’offre d’écoles spécialisées au cours de ces quatre dernières décennies. Il souhaite une meilleure collaboration entre les écoles ordinaires et les écoles spécialisées.
Romain Lanners – Le débat devient très émotionnel. Il y a très longtemps qu’il a perdu son objectivité. Ce sont en général les voix les plus fortes et critiques qui parviennent à se faire le mieux entendre. De plus, chacune et chacun pense être une ou un expert de l’éducation, alors que c’est loin d’être le cas. Mais il y a effectivement des problèmes: une partie du corps enseignant est mécontente. Cela s’explique aussi par le fait que notre société change mais que l’école n’évolue pas au rythme de ces changements.
Quand on parle des problèmes liés à l’école inclusive, pense-t-on en général à la difficulté de gérer les élèves présentant des troubles du comportement?
Précisons d’abord que les troubles du comportement sont très hétérogènes. Ils peuvent avoir des causes systémiques, à savoir des élèves trop ou insuffisamment stimulés. Ils peuvent aussi s’expliquer par une situation familiale complexe ou avoir des causes personnelles, par exemple une maladie mentale ou des troubles du spectre de l’autisme (TSA). Quand il y a de l’agitation dans une classe, les enfants présentant des TSA peuvent rapidement perdre le contrôle. Nous avons tendance à apporter une réponse homogène à des problématiques pourtant très diverses.
Le nombre d’élèves présentant des troubles du comportement a-t-il augmenté?
En Suisse, nous ne le savons pas vraiment. Nous ne tenons pas de statistiques sur les difficultés rencontrées par les élèves. S’agit-il plutôt d’une évolution socio-émotionnelle, qui concerne donc le comportement, ou ces difficultés sont-elles liées aux aspects cognitifs ou à la motricité? Nous l’ignorons. Mais nous avons l’impression que les troubles du comportement augmentent.
Vous l’avez déjà mentionné: nous cherchons la réponse dans une école homogène.
Il s’agit d’une problématique complexe à laquelle nous apportions par le passé trois réponses: l’école ordinaire pour les élèves qui correspondent à une certaine norme, et pour les autres, les classes spéciales et l’école spécialisée. Nous avons appris entre-temps que l’apprentissage est très hétérogène. Chaque élève n’apprend pas la même chose au même moment. Les préférences pour certaines matières changent, et les troubles du comportement ne sont pas définitifs. Toute la difficulté consiste donc à trouver des solutions diverses à des problématiques diverses.
Et malgré tout, beaucoup veulent revenir à la séparation…
Pour le corps enseignant de l’école ordinaire, les problèmes semblent ainsi résolus, mais pas pour les élèves, qui ne trouvent pas forcément les solutions qui leur conviennent dans une classe spéciale ou une école spécialisée. Enseigner dans une classe spéciale à des enfants et des jeunes ayant des troubles du comportement ou des difficultés d’élocution implique de les confronter systématiquement aux mêmes problèmes. Or, nous savons aujourd’hui que l’apprentissage dans des classes hétérogènes est positif pour l’ensemble des élèves, même pour les plus forts. Sans oublier la composante sociale: est-ce que les élèves qui évoluent dans des classes homogènes sont préparé·es à vivre dans une société de plus en plus hétérogène? Je pense que non.
Mais l’école ordinaire ne manque-t-elle pas simplement de ressources pour assurer l’hétérogénéité?
Le problème réside surtout dans le fait qu’en Suisse, nous disposons toujours de deux systèmes parallèles: deux piliers ou deux silos, l’école ordinaire et l’école spécialisée. Chaque système en lui-même fonctionne bien. Mais ce qui ne fonctionne pas, c’est la collaboration entre les deux.
Estimez-vous que les écoles spécialisées mobilisent des ressources dont les écoles ordinaires auraient besoin pour composer avec des situations complexes?
En Suisse, nous disposons des ressources nécessaires. Toutefois, il faut que les écoles spécialisées et ordinaires collaborent mieux. Il s’agit de transférer des savoir-faire. Il faut pour cela que nous changions nos habitudes et abandonnions notre vision trop étroite: au moyen de l’école spécialisée, l’école ordinaire se décharge des élèves difficiles, mais dans le même temps, nous les empêchons de déployer tout leur potentiel et d’améliorer leur intégration. Nous devons rapprocher davantage les systèmes. Or, au lieu d’améliorer cette collaboration, nous renforçons une vision cloisonnée en continuant de développer l’offre d’écoles spécialisées…
L’offre d’écoles spécialisées se développe: que voulez-vous dire par là?
Si nous regardons d’un peu plus près les statistiques de ces quarante dernières années, il apparaît que le nombre de classes de développement a augmenté jusqu’en 2005, pour diminuer ensuite. Depuis quelques années, ce chiffre est à nouveau en légère hausse, probablement à cause des crises récentes et des changements sociétaux. Pour les écoles spécialisées en revanche, nous avons enregistré une hausse de 30% au cours de ces quarante dernières années: en 1980, 1,4% des élèves fréquentait une école spécialisée, contre 1,9% aujourd’hui.
La hausse des places en école spécialisée s’explique-t-elle, du moins en partie, par la baisse des classes spéciales?
Cette crainte existe, mais elle n’est pas confirmée par les statistiques. À l’époque où il y avait beaucoup de classes spéciales, le nombre d’élèves fréquentant des écoles spécialisées augmentait aussi. Et l’exemple d’Obwald le montre: il y a une dizaine d’années, on y a supprimé toutes les classes spéciales et l’on craignait ensuite une hausse des places en école spécialisée. Une légère augmentation a certes été enregistrée au début, mais la tendance ne s’est pas confirmée et les ressources libérées ont pu être mises à la disposition des classes ordinaires.
Mais alors, comment expliquer le développement permanent des places en école spécialisée?
Les écoles ordinaires recourent aux écoles spécialisées pour externaliser les problèmes. L’offre est disponible, les ressources aussi, mais en dehors de l’école ordinaire. En raison de cette externalisation, l’école ordinaire ne peut pas se transformer parce que les ressources nécessaires se trouvent dans l’école spécialisée. Notre défi est de renforcer la collaboration entre ces deux écoles. Le transfert des ressources doit s’améliorer.
Que signifie la hausse du pourcentage d’élèves en école spécialisée pour les enfants et jeunes en situation de handicap dit classique?
Nous n’avons pas de statistiques mais constatons qu’aujourd’hui, l’intégration des enfants et jeunes présentant des troubles sensoriels et physiques est plus fréquente alors que pour les troubles cognitifs, elle est plus difficile. Dans un grand nombre de cantons, beaucoup d’enfants avec le syndrome de Down intègrent l’école primaire, ce qui est un bon début. Il y a une nette amélioration, même si bien des parents concernés ne sont pas satisfaits de la situation. L’augmentation générale des places en école spécialisée est toutefois inquiétante.
Ce qui frappe surtout dans ce contexte, c’est que nous parlons de l’école inclusive depuis des années.
Comme je l’ai déjà dit, cette évolution est due aux deux systèmes, qui parviennent mal à communiquer entre eux. De plus, quand une offre existe, la demande suit en général. Beaucoup de cantons ont une culture de la séparation depuis des décennies. Toutefois, les cantons disposant d’une faible offre d’écoles spécialisées nous montrent qu’un autre chemin est possible. C’est par exemple le cas des cantons de montagne, comme Obwald, Nidwald, Uri, les Grisons, le Valais et le Tessin, qui sont très inclusifs. Leur géographie les contraint à avoir une approche inclusive, et ça fonctionne.
Comment ces cantons réussissent-ils l’intégration?
Une grande partie des élèves y intègre des classes ordinaires. Les enfants ayant des troubles cognitifs ont d’autres objectifs d’apprentissage ou travaillent avec des camarades plus jeunes dans certaines matières. Les classes mixtes, dans lesquelles trois enseignant·es font par exemple la classe ensemble à trois niveaux d’âges différents, ont fait leur preuve. Dans un tel contexte, il est tout à fait possible de stimuler les élèves selon leurs besoins, même dans la même classe. Il est également important de conseiller et de soutenir le corps enseignant, par exemple dans la gestion des élèves présentant des troubles du comportement. De cette manière, les enseignant·es des écoles ordinaires bénéficient d’un gain de savoir-faire.
Avez-vous des exemples de rapprochement concluant entre le système des écoles spécialisées et celui des écoles ordinaires?
Il en existe beaucoup, comme à Martigny, en Valais: dans les années 90, une école ordinaire et une école spécialisée ont dû y être construites et le choix a été fait de les intégrer dans un seul bâtiment. Et cela fonctionne encore aujourd’hui: beaucoup d’enfants et de jeunes intègrent la classe ordinaire et trouvent parfois un soutien pendant un certain temps dans des groupes séparés ou dans une classe spéciale. Toutefois, ces classes spéciales participent à la vie scolaire comme les autres, tous les enfants passent leur récréation ensemble, et l’intégration sociale est réussie. On constate que dans ces exemples concluants, les écoles jouent un rôle moteur, pas les cantons ou les politiques.
Les directions des écoles jouent-elles donc un rôle de précurseur?
Oui, tant les directions des écoles ordinaires que celles des écoles spécialisées. Il est important que les écoles spécialisées veuillent aussi collaborer avec l’école ordinaire. Et comme le montre précisément l’exemple de Martigny, la nécessité développe l’inventivité: pourquoi pas, en cas de manque de places dans une école spécialisée, créer une classe spéciale dans une école ordinaire? Ou intégrer une classe ordinaire dans une école spécialisée? Il s’agit de chercher des possibilités de travailler main dans la main.
La gestion des classes hétérogènes place le corps enseignant face à des défis de taille: la formation des enseignant·es des écoles ordinaires est-elle suffisante à cet égard?
Des réformes doivent intervenir dès la formation initiale et continue. Aujourd’hui, les jeunes enseignant·es acquièrent les aptitudes requises pour différencier leur enseignement et l’adapter en fonction des besoins. Les formations continues et le soutien qui leur est proposé ne doivent pas non plus être négligés. Il s’agit aussi de saluer le fait que certaines hautes écoles pédagogiques, comme à Berne ou au sein de la FHNW, dispensent des cours de pédagogie spécialisée parallèlement à la formation classique des enseignant·es. Il existe également des enseignements communs et des projets de recherche dans ce domaine, mais c’est encore loin d’être le cas dans toutes les régions de Suisse.
Comment voyez-vous l’avenir des écoles spécialisées?
Je le vois dans l’école pour toutes et tous: chaque élève doit pouvoir fréquenter l’école de son quartier et y obtenir une réponse à ses besoins, en intégrant une classe ordinaire, avec des heures de soutien individuel ou en groupe au sein ou en dehors de la classe, ou en fréquentant une classe spéciale. Les écoles spécialisées seraient ainsi intégrées, avec leur savoir-faire, à l’école ordinaire. Par le passé, nous avons construit des écoles spécialisées pour un ou plusieurs handicaps et les élèves doivent parfois parcourir de nombreux kilomètres pour s’y rendre, ce qui coûte très cher alors que cet argent pourrait être investi dans la formation. Nous aurons toujours besoin d’écoles spécialisées, mais moins qu’aujourd’hui. Pour les enfants ayant des besoins très complexes, je préconise des petites écoles spécialisées regroupant plusieurs quartiers et si possible rattachées à des écoles ordinaires.
Quels sont les prérequis pour la mise en œuvre d’une école pour toutes et tous?
Il s’agit d’un projet de la société dans son ensemble, auquel tout le monde doit participer: les politiques, les hautes écoles, le corps enseignant et, enfin, chacune et chacun d’entre nous. Comme je l’ai déjà dit, les projets des directions des écoles allant dans ce sens revêtent une importance capitale. Il existe déjà des exemples très innovants en la matière, et nous devrions en parler davantage. Les écoles spécialisées peuvent elles aussi s’atteler activement à de tels projets.
Romain Lanners, Dr phil., est né en 1970, est directeur du Centre suisse de pédagogie spécialisée.