VIOLENCE | «Une personnes âgée, certes. Mais une personne à part entière!»
La maltraitance envers les personnes âgées ne se produit pas seulement par une atteinte à son intégrité physique, mais résulte le plus souvent d’une forme de négligence plus subtile. «Souvent, cela arrive parce qu’on oublie que les personnes âgées ont encore leurs propres besoins», explique la psychologue Delphine Roulet Schwab. Elle propose d’aborder impérativement cette question dès la formation professionnelle.
Vous effectuez des recherches depuis vingt ans dans le domaine de la violence envers les personnes âgées et avez publié de nombreuses études. Vous arrive-t-il encore parfois d’être surprise à ce sujet?
Delphine Roulet Schwab: Lorsque j’ai travaillé comme aide-soignante dans un EMS durant mes études de psychologie, j’étais déjà surprise de voir comment une personne «tout à fait normale», comme vous et moi, peut soudain faire preuve de maltraitance à l’égard d’une personne sans défense. Et bien sûr, il est plus important encore de se demander comment éviter cela. Je me pose encore cette question.
Mais au fil de vos activités de recherche, vous avez trouvé différentes réponses.
L’important est de garder à l’esprit que la maltraitance ne part généralement pas d’une mauvaise intention. On adopte certains comportements abusifs en croyant bien faire. Mais la maltraitance réside déjà dans le fait de dénier automatiquement aux personnes âgées leur volonté et leurs souhaits! Une maladie d’Alzheimer, par exemple, limite évidemment l’autonomie de la personne concernée, mais nous appliquons souvent cette logique à toutes les autres personnes âgées également.
Selon vous, on peut donc parler d’une discrimination liée à l’âge?
Oui, la discrimination liée à l’âge constitue un aspect social important: cette considération négative, le fait de mettre tout le monde dans le même panier dès le départ. Pour nous, vieillesse rime tout de suite avec fragilité et vulnérabilité et on s’est mis en tête que la personnalité disparaît avec l’âge. Ainsi, quand on avance en âge, on n’est plus une personne à part entière, mais seulement une personne âgée. La même chose se produit souvent dans les institutions: ce sont de grosses machines qui doivent fonctionner et au sein desquelles les personnes âgées doivent «rentrer dans le moule» d’une façon ou d’une autre.
Comment expliquer que nous oublions si facilement la personnalité des personnes âgées?
L’un des problèmes, c’est que les personnes âgées ne se considèrent souvent pas comme telles, car cette catégorie n’est pas valorisée. Je me souviens d’une femme de 96 ans qui vivait dans un EMS et à qui j’avais demandé comment elle allait: «On s’ennuie terriblement ici, il n’y a que des personnes âgées», a-t-elle répondu. Contrairement aux États-Unis, les personnes âgées n’ont pas de lobby en Suisse, et même si des organisations comme Pro Senectute sont représentées dans les groupes de travail, les personnes âgées elles-mêmes n’y participent que rarement. Tout ce contexte contribue donc également à la maltraitance envers les personnes âgées.
Et, comme le démontrent vos recherches, elle n’a pas lieu uniquement dans les institutions, mais parfois aussi dans le cadre des relations entre les enfants adultes et leurs parents qui prennent de l’âge...
Il s’agit souvent d’une forme de prise de pouvoir presque imperceptible au départ. L’infantilisation ou les petites humiliations commencent très progressivement: «Allez, laisse-moi le faire, de toute façon tu n’y comprends rien!» Ou bien: «As-tu vraiment besoin d’un nouveau manteau, veux-tu vraiment encore faire un voyage qui coûte si cher, as-tu vraiment encore besoin d’une si grande maison?» Quand les enfants ont le libre contrôle sur les comptes bancaires de leurs parents ou qu’ils utilisent leur carte de crédit pour leurs propres achats, c’est aussi une forme de maltraitance. Nous n’en avons simplement pas toujours bien conscience.
On estime qu’au total, près de 300’000 seniors sont victimes de mauvais traitements chaque année.
Oui, c’est un chiffre énorme. Surtout qu’en Suisse, aucune statistique n’est disponible et ces valeurs ne sont que des estimations faites à partir de statistiques des pays voisins. Les chiffres réels pourraient donc être bien plus élevés. Nous considérons qu’environ 20% des personnes de plus de 60 ans sont concernées, soit une personne sur cinq. Les mêmes chiffres s’appliquent aux violences envers les enfants et les jeunes ou aux violences conjugales faites aux femmes.
Vous dites que la maltraitance se manifeste souvent de manière très subtile. Quels sont les premiers signes?
L’exploitation est aussi une forme de violence, et elle commence souvent insidieusement. Par exemple, quand les enfants adultes attendent tout naturellement de leurs parents qu’ils gardent régulièrement les petits-enfants et n’hésitent pas à leur mettre la pression: «Si vous n’avez jamais le temps, vous ne verrez plus vos petits-enfants.»
C’est triste. Vos travaux de recherche ne vous dépriment-ils pas parfois?
Si, mais ce qui me motive, c’est de trouver des moyens de prévenir ces maltraitances et de changer cette triste réalité.
Et quelles possibilités avez-vous identifiées?
Il ne s’agit pas seulement de questionner ce qui se passe d’un point de vue intellectuel, mais aussi de toucher émotionnellement les personnes concernées afin de faire vraiment changer les mentalités. La prévention est très souvent dénuée d’affect ou passe par la peur. Mais pour comprendre «de l’intérieur» combien un comportement peut être maltraitant et blesser l’intégrité et la dignité, le personnel soignant et les proches doivent pouvoir ressentir ce que ressent la personne âgée. Il est bien plus efficace de présenter des témoignages personnels, de relater des histoires, que d’exposer simplement les faits. Je privilégie la même approche durant la formation professionnelle.
Que proposez-vous concrètement en matière de formation professionnelle?
On pourrait travailler bien davantage avec des jeux de rôles, au cours desquels les étudiant·es devraient par exemple se donner à manger ou pousser la chaise roulante de l’autre. Aujourd’hui, il est très important de montrer à quel point l’expertise est essentielle en matière de soins de longue durée et combien ce travail est passionnant: les soignant·es peuvent analyser et gérer des situations complexes et des cas de multimorbidité tout en faisant de belles rencontres humaines.
Une image positive du métier aurait un effet favorable pour les établissements de soins de longue durée...
Absolument. Et ces derniers peuvent contribuer grandement à la prévention de la maltraitance envers les personnes âgées en remettant en question toute leur organisation: pourquoi le personnel soignant, qui doit prendre en charge quatre personnes le matin doit-il obligatoirement leur donner une douche chaque jour et suivre un programme minuté au lieu d’utiliser son temps pour discuter avec elles, les accompagner en promenade et répondre à leurs envies? Qu’est-ce qui est vraiment important? Du point de vue de qui? Et pourquoi est-il possible de prendre de telles libertés dans un hôtel mais absolument pas dans une institution? En outre, on croit encore trop souvent qu’un EMS est avant tout une institution de bienfaisance. C’était peut-être le cas avant, mais aujourd’hui, les persones qui y résident paient souvent 6’000 francs par mois pour ces prestations. Pourtant, l’esprit de service est encore trop peu développé, ce qui a un lien évident avec la thématique de la maltraitance.
Pourriez-vous être plus précise?
Cette croyance de «bienfaisance» confère du pouvoir aux équipes de soins et d’accompagnement, qui se permettent ainsi davantage de choses que les employé·es d’un hôtel. Souvent, dans les institutions, on accorde la priorité à la planification du travail plutôt qu’aux personnes accompagnées: si Madame X aime se doucher chaque jour, elle doit pouvoir le faire. Mais si Madame Y préfère prendre un bon bain moussant une fois par semaine et faire sa toilette au lavabo les autres jours, elle doit aussi en avoir le droit. Les institutions devraient aussi prendre en compte les droits et les valeurs des personnes âgées lorsqu’elles définissent les priorités. Elles devraient voir les personnes âgées autrement que comme du travail ou des «objets» dont il faut s’occuper. Naturellement, il faut veiller à ne pas voir partout de la maltraitance. Les avis divergeants font partie de la vie, nous devons tous faire avec.
Comment sait-on si on est en présence d’avis divergeants ou d’une situation de maltraitance?
La question fondamentale est toujours la suivante: l’intégrité, la dignité et les droits d’une personne sont-ils affectés? Par exemple: en tant que résidente d’un EMS, je suis peut-être en colère ou déçue que l’infirmière s’occupe d’abord de ma voisine de chambre. Mais je ne suis pas pour autant victime de maltraitance. Si je fais part de mon ressenti à l’infirmière et qu’elle répond: «Vous devez attendre. De toute façon, vous vous plaignez toujours. Puisque c’est comme ça, débrouillez-vous», alors c’est différent.
De telles vexations peuvent-elles être évitées?
Une erreur peut toujours survenir du moment qu’une personne travaille avec des enfants ou des personnes âgées et vulnérables. Aussi bien dans les institutions que dans les familles, il est donc primordial de pratiquer une bonne culture de l’erreur: il est important de reconnaître l’erreur, de s’excuser et, surtout, d’en apprendre quelque chose. Si, par exemple, une résidente a été oubliée aux toilettes durant trente minutes, ses proches en colère vivront la situation totalement différemment si les responsables des soins admettent l’erreur, l’assument, s’excusent et expliquent que des mesures seront prises pour que la situation ne se reproduise pas, plutôt que s’ils affirment avec agacement que la famille ne devrait pas exagérer et que le personnel est simplement trop stressé.
L’un de vos nouveaux thèmes de recherche est la violence conjugale au sein des couples âgés. Il est difficile d’imaginer que cette problématique existe vraiment. Pourquoi?
Quand on imagine un couple âgé, on ne pense ni à la sexualité ni aux émotions, on le perçoit un peu comme «sans consistance». Les couples âgés ne sont ainsi pas du tout évoqués dans la prévention des violences domestiques, comme si la propension à la violence d’un mari disparaissait tout simplement dès qu’il fête son soixantième anniversaire. Mais peu de femmes âgées victimes de violences demandent de l’aide. D’une part pour des raisons générationnelles, parce qu’une femme de 80 ans a encore l’idée bien ancrée que son mari est le chef de famille. D’autre part, parce que l’offre d’aide ne répond pas toujours aux besoins des personnes âgées: beaucoup d’informations ne peuvent être trouvées que sur Internet, et les maisons d’accueil pour femmes n’hébergent pas les femmes ayant besoin de soins. De nombreuses victimes ont donc peur des conséquences, par exemple de devoir aller en EMS, de se fâcher avec leur famille ou de perdre leur chien.
Le Conseil fédéral examine la nécessité d’un «Programme d’impulsion pour prévenir la violence sur les personnes âgées» afin d’améliorer la situation. Un tel programme est-il nécessaire? Ne pourrions-nous pas, en tant que société, être simplement plus vigilants?
Oui, un programme d’impulsion officiel est très important puisque ce thème est si peu visible et si rarement abordé. Libérer des moyens en faveur de cette question signifie aussi lui accorder une importance. Il existe certes quelques offres individuelles, mais elles sont très morcelées et les institutions elles-mêmes ne collaborent pas entre elles à ce sujet. Un point de contact unique comme le Centre national de compétence «Vieillesse sans Violence» et un bon réseau sont donc nécessaires de toute urgence. À la fin de l’année, nous en saurons plus à ce propos.
De votre point de vue, quelles sont les conditions idéales pour que le personnel soignant et les proches puissent prendre en charge les personnes âgées sans violence?
Dans un monde idéal, toutes les personnes auraient les mêmes droits, indépendamment de leur âge, de leur sexe et de leur nationalité. En Suisse, un pays riche et civilisé, les personnes âgées pourraient conserver leur place et leur valeur malgré le poids des années. Il existe un dicton qui dit que la santé d’un pays se mesure à la manière dont il traite ses aîné·es. La Suisse doit encore s’améliorer. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi des éléments systémiques et politiques à prendre en compte: souvent, les établissements médico-sociaux ne sont pas assez reconnus dans le système de la santé et les conditions cadres qui les régissent les soumettent à une pression considérable, y compris leur personnel. Bien sûr, chacune et chacun est responsable de ses propres actes, mais la société assume aussi une responsabilité collective en matière de maltraitance envers les personnes âgées.
Notre interlocutrice
Delphine Roulet Schwab est Dr. phil. en psychologie, âgée de 44 ans, est professeure à la Haute École de la Santé La Source (HES-SO) à Lausanne. Elle enseigne et effectue des recherches dans le domaine de la vieillesse. Elle préside en outre l’association romande alter ego, qui s’engage pour la prévention de la maltraitance envers les personnes âgées. Elle est également présidente du Centre national de compétence Vieillesse sans Violence et de gerontologie.ch.
Photo: Hélène Tobler