«Nous ne savons pas encore comment répondre aux besoins»
Une étude de l’Observatoire suisse de la santé (Obsan) met en lumière le besoin en soins de longue durée jusqu’en 2040. Pour le directeur d’ARTISET Daniel Höchli et pour le directeur de l’association de branche CURAVIVA Markus Leser, il y a urgence à dégager des financements supplémentaires. Mais il s’agit également de continuer à développer les prestations de soins intégrés, dont relève l’habitat protégé.
Le nombre de seniors de 80 ans et plus devrait augmenter de 83% entre 2020 et 2040, selon ce que révèle le rapport Obsan. Est-ce que cela correspond à vos prévisions?
Markus Leser – Nous savons depuis le milieu des années 1970 que, pour des raisons démographiques, la population de personnes âgées va augmenter. Ces chiffres n’ont donc rien de surprenant. La génération des baby-boomers y est pour beaucoup. Un autre élément important ici est l’augmentation de l’espérance de vie. C’est une évolution positive et non un scénario alarmant comme on ne cesse de le présenter.
Daniel Höchli – Les prévisions démographiques sont très fiables et réservent donc peu de surprises. Mais ce qui est intéressant, c’est la nature des besoins en soins de longue durée mise en lumière par le rapport Obsan sur la base de cette évolution démographique.
«L’habitat protégé va gagner beaucoup plus en importance que ce que prévoit le rapport.»
Sans changement dans la politique de soins actuelle, le rapport estime qu’il faudra 921 EMS supplémentaires d’ici à 2040. Même dans le cas d’un transfert vers les secteurs ambulatoire et intermédiaire, il table encore sur 683 nouveaux établissements. Quelle est votre opinion à ce sujet?
Markus Leser – Les besoins augmentent dans tous les secteurs des soins et de l’accompagnement de longue durée. Mis à part l’évolution démographique, la raison est aussi à rechercher du côté des besoins en soins spécifiques: la géronto-psychiatrie est de plus en plus sollicitée, les troubles psychiques augmentent, de même que les problèmes d’addiction et, évidemment, les pathologies de démence. Les besoins augmentent aussi dans le domaine des soins palliatifs. S’ajoutent à cela les besoins spécifiques des personnes âgées issues de l’immigration mais également des personnes en situation de handicap. Dans tous ces domaines, le coût financier induit par personne est élevé, tant en ce qui concerne les soins que l’accompagnement.
Daniel Höchli – Si rien ne change dans la politique des soins actuelle, le besoin en places de longue durée supplémentaires en EMS se fera tout particulièrement sentir en Suisse alémanique. En Suisse romande, où les personnes âgées n’ayant que peu de besoins en soins sont accompagnées aujourd’hui déjà en ambulatoire, les services d’aide et de soins à domicile connaissent une forte croissance. Ce qui me surprend le plus dans ce rapport, c’est l’évolution prévue des formes d’habitat protégé. Ses auteurs partent du principe que la demande, dans les années à venir, sera vraisemblablement plus forte qu’à l’heure actuelle. Je suis pour ma part convaincu que l’habitat protégé va gagner beaucoup plus en importance que ce que prévoit le rapport.
Pour vous, le rapport Obsan sous-estime la demande à venir en formes d’habitat protégé?
Daniel Höchli – Le rapport relève effectivement les conséquences que pourraient avoir divers scénarios politiques sur les soins de longue durée. Mais ce qui m’étonne, c’est que le développement de l’habitat protégé auquel on peut s’attendre pour l’avenir n’ait pas été élaboré avec davantage d’attention.
«Il faut que nous nous débarrassions de cette façon de penser les soins de longue durée en secteurs fonctionnant en parallèle plutôt qu’ensemble.»
Vous considérez donc qu’à l’avenir, même en tenant compte d’un transfert de la prise en soins vers les domaines ambulatoire et intermédiaire, il est peu probable que l’on ait besoin de 683 EMS supplémentaires?
Markus Leser – Ces chiffres me semblent sujets à caution. Si, enfin, nous développons effectivement les soins intégrés, auxquels se rattachent également des structures intermédiaires comme l’habitat protégé, il n’y aura pas besoin d’autant de nouveaux EMS. Il faut que nous nous débarrassions de cette façon de penser les soins de longue durée en secteurs fonctionnant en parallèle plutôt qu’ensemble. Il est également grand temps que nous arrêtions de considérer la vieillesse comme une maladie. Vieillir n’est pas une maladie: c’est une étape de la vie.
Vous faites référence ici à la vision «Habitat Seniors» de l’association de branche CURAVIVA?
Markus Leser – Ce que nous privilégions dans la vision «Habitat Seniors», c’est le souhait premier des personnes âgées de vivre dans un cadre de vie qui leur convient. Et qu’elles bénéficient des soins, d’un accompagnement et d’autres prestations qui répondent à leurs besoins individuels. Cela requiert la mise en place d’offres diversifiées, reliées entre elles et perméables. Des offres qui relèvent des EMS, par exemple. L’habitat protégé, les structures de nuit et de jour et, bien entendu, les services d’aide et de soins à domicile sont également essentiels.
Pourquoi êtes-vous si convaincus que l’habitat protégé va devenir pratiquement incontournable?
Daniel Höchli – La vision «Habitat Seniors » de CURAVIVA est axée sur la demande. Nous souhaitons toutes et tous pouvoir vivre chez soi le plus longtemps possible. Et pour ce faire, l’habitat protégé est souvent mieux adapté que son propre logement. En effet, il offre aux personnes âgées un accès simple et rapide à tous les services dont elles ont besoin, y compris les soins infirmiers. Il offre également des avantages en termes de coûts: les solutions d’habitat protégé ont des frais d’infrastructure moindres que les EMS.
Markus Leser – Je suis tout à fait d’accord. Il importe que le politique tienne compte de ces avantages pour poser les bons jalons. Notamment en adaptant les prestations complémentaires, de sorte que les personnes disposant de peu de moyens puissent aussi bénéficier d’une solution d’habitat protégé. Le Conseil fédéral va du reste prochainement présenter un projet de loi dans ce sens.
Daniel Höchli – Contrairement à une structure de type EMS, les ensembles de logements protégés peuvent, au besoin, être affectés à d’autres usages. Les soins de longue durée vont surtout connaître une croissance exponentielle dans les vingt à trente prochaines années, et la courbe devrait ensuite s’aplatir. Construire des centaines de nouveaux EMS pour cette seule période n’a pas beaucoup de sens.
Pensez-vous que les structures nécessaires pourront être construites à temps pour répondre aux besoins?
Markus Leser – Je suis très sceptique. Quelques cantons ont commencé à prendre en compte les soins intégrés dans leurs planifications. Bâle-Campagne, par exemple, mais aussi Saint-Gall et le Tessin. La Suisse romande est souvent plus en avance sur ce plan que la Suisse alémanique, le canton de Vaud tout particulièrement. Mais la volonté politique manque encore trop souvent.
Daniel Höchli – Je vois également des défis considérables se profiler. Et ce, indépendamment du fédéralisme et du type de structures pour lesquelles les instances et les personnes en charge se décideront en fin de compte. Nous sommes essentiellement limités par deux facteurs: le personnel qualifié et le financement. À l’heure actuelle, nous ne savons absolument pas comment nous pourrons répondre aux besoins.
Le rapport Obsan estime qu’en 2045, le secteur de l’assistance aux personnes âgées et des soins de longue durée représentera pratiquement un quart des coûts de la santé, alors qu’il n’en représente que 15% environ aujourd’hui. Que faudrait-il faire?
Daniel Höchli – Un rapport du Conseil fédéral de 2016 annonçait déjà les défis de taille auxquels nous préparer sur le plan financier dans le secteur des soins de longue durée. L’étude Obsan pose désormais les bases nécessaires pour chiffrer plus précisément les besoins en termes de financement. Il importe en outre d’éliminer les incitations pernicieuses résultant des différents systèmes de financement appliqués respectivement au secteur ambulatoire et au secteur stationnaire, et qui empêchent le développement d’un système global de prestations de soins intégrés. Il existe déjà un projet en ce sens, dans lequel il faut espérer que le Conseil des États décide de faire également figurer le financement des prestations de soins. Mais il est évident que cela ne suffira pas.
Où se situent les plus gros problèmes, selon vous?
Daniel Höchli – L’un des principaux problèmes réside dans le fait que la Confédération, respectivement les assureurs-maladie, d’un côté, et les cantons, de l’autre, ne cessent de se renvoyer la responsabilité, en particulier pour tout ce qui concerne la démence et les soins palliatifs. Mis à part les soins proprement dits, ces deux secteurs exigent également un important travail d’accompagnement.
Pour ce qui est des soins, le financement est réparti entre les assureurs-maladie et les cantons, alors que ce qui relève de l’accompagnement est laissé à la seule appréciation des cantons. Une estimation chiffrée réalisée par la Confédération en 2016 montre que les cantons devraient augmenter leurs impôts de 10% pour parvenir à l’avenir à couvrir les coûts des soins et l’accompagnement de longue durée.
Que préconisez-vous?
Daniel Höchli – Il faut examiner des sources de financement supplémentaires. Une augmentation temporaire de la TVA, par exemple. Et j’utilise le mot «temporaire» à dessein: l’augmentation du nombre de personnes qui ont besoin de soins va nous occuper essentiellement dans les vingt à trente prochaines années. Nous avons donc besoin de trouver une source de recettes additionnelles qui soit également largement acceptée. En l’espèce, augmenter la TVA constituerait à mon sens une bonne option.
Les affrontements à prévoir pour la répartition de l’argent public vont encore se durcir dans les années à venir. De plus, les soins de longue durée ont du mal à s’imposer face aux soins aigus. Existe-t-il une solution?
Daniel Höchli – C’est plus simple pour la médecine aiguë car elle concerne tout le monde, du nourrisson à la personne âgée. Les parties prenantes sont très nombreuses et s’engagent à satisfaire les demandes que cette médecine génère. Plusieurs branches, le secteur pharmaceutique en tête, ont ainsi la possibilité d’y investir beaucoup d’argent.
Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a certainement pas de surmédicalisation dans les soins de longue durée. Elle est ailleurs et elle mérite d’être réduite.
Markus Leser – Il faudrait en outre que la société ouvre le débat sur les valeurs qu’elle entend promouvoir. Chacune et chacun d’entre nous a le droit de savoir ce qui va se passer le jour où, avec l’âge avançant, nous risquons de présenter des pathologies multiples. Le problème est que ni le monde politique ni la société en général ne prend au sérieux les personnes atteintes de pathologies multiples, parce qu’elles n’ont plus d’intérêt pour la société en termes de productivité et n’en auront plus jamais. C’est contre cela qu’il faut se battre.
Daniel Höchli – Il n’y a pas de recette miracle. Nous devons simplement continuer à sensibiliser, sans relâche. Le débat sur le climat le montre clairement: changer les comportements et les attitudes demande énormément d’efforts.
«Pour disposer d’assez de bénévoles, il faut développer un système qui soit suffisamment incitatif.»
Ne serait-ce que pour des raisons de financement, on ne cesse de réclamer de la société civile qu’elle s’implique. Quelle est votre opinion à ce sujet?
Daniel Höchli – Confier quasiment l’ensemble des tâches d’accompagnement et de soutien aux seuls services professionnels revient extrêmement cher. Il faut pouvoir impliquer les proches, le voisinage et des bénévoles. Impliquer la société civile contribue par ailleurs à améliorer la qualité de vie. Elle garantit l’intégration dans la société. Et elle permet également de compenser en partie le manque de personnel qualifié. Mais pour pouvoir disposer d’assez de bénévoles, il faut développer un système qui soit suffisamment incitatif.
Markus Leser - Oui, c’est aussi mon avis. Le bénévolat ne va pas de soi. Une incitation possible pourrait par exemple prendre la forme de formations continues. Il faut aussi que toutes les parties prenantes, professionnelles et non professionnelles, soient réunies dans un seul et même système. Car la collaboration interprofessionnelle – la coopération entre les divers groupes professionnels impliqués – est absolument essentielle.
Outre le financement, un autre défi majeur est le manque de personnel qualifié…
Markus Leser – En tant qu’association de branche, il est de notre responsabilité d’améliorer l’image des soins de longue durée. Nous travaillons par ailleurs actuellement avec des jeunes sur un projet destiné à développer de nouveaux modèles de travail. Mais je suis également d’avis qu’il est particulièrement important de créer de nouvelles incitations sur le plan financier, dans le cadre de la formation continue, par exemple. Les grands EMS, qui disposent d’une certaine marge financière, le font déjà.
Daniel Höchli – C’est précisément en période de haute conjoncture, quand l’ensemble du marché du travail est asséché, qu’il faut des incitations sur le plan financier pour pouvoir rester compétitif. Sans marge de manœuvre financière, les employeurs n’ont que très peu de possibilités d’augmenter leur attractivité. Mais il y a d’autres facteurs, également importants, comme une bonne organisation ou une bonne ambiance de travail. Ou encore mettre une crèche à disposition du personnel.
«Nous sommes en train de préciser et de concrétiser notre vision Habitat Seniors.»
Qu’entreprennent la fédération ARTISET et l’association de branche CURAVIVA pour assurer à long terme les soins et l’accompagnement de longue durée?
Daniel Höchli – ARTISET soutient l’association de branche dans toutes ses revendications. Nous sommes actuellement très engagés sur la question du personnel qualifié, au travers de l’«initiative sur les soins infirmiers. Mais cela ne suffira de loin pas à résoudre tous les problèmes. Car il s’agit d’un problème global qui touche également le domaine du social. Nous nous engageons également pour que les soins infirmiers soient intégrés dans le projet de financement uniforme des prestations dans les secteurs ambulatoire et stationnaire. Et pour ce qui concerne le besoin de financement additionnel, par exemple par le biais d’une augmentation de la TVA, nous sommes à la recherche d’un éventuel partenaire à même de porter cette revendication au niveau politique.
Markus Leser – L’association de branche est fortement impliquée dans tous les projets politiques. Nous sommes par ailleurs en train de préciser et de concrétiser notre vision «Habitat Seniors». Enfin, au travers d’un travail de relations publiques auprès des médias et du grand public, nous entendons sensibiliser la société dans son ensemble sur la nécessité de concrétiser également l’approche intégrée dans les soins de longue durée.
Lire le rapport de l’Obsan
Vous pouvez télécharger ici le rapport de l’Obsan 03/22 sur le «Besoins en soins de longue durée en Suisse. Projections à l’horizon 2040».