NUMÉRISATION | «Un grand potentiel d’inclusion»

12.02.2025 Elisabeth Seifert

Les nombreuses petites organisations du secteur social font face à des défis particuliers lors de la mise en œuvre de projets digitaux. Christoph Collins, directeur d’une petite institution dans le domaine de l’enfance et de la jeunesse, et Sarah Bestgen, enseignante à la FHNW, s’expriment sur les difficultés et les opportunités de la numérisation.

Monsieur Collins, vous dirigez avec Skills2Go une petite institution pour enfants et jeunes à Therwil (BL). Quels avantages apporte la numérisation dans votre établissement?

Christoph Collins – Les possibilités que le numérique nous offre pour échanger des informations sont à mes yeux très utiles. Les canaux numériques nous permettent d’accéder rapidement aux informations et de les partager facilement. Le personnel peut ainsi consacrer plus de temps à son travail d’accompagnement. Les canaux numériques sont particulièrement importants pour échanger avec le personnel qui accompagne les familles en dehors de l’établissement. Ils contribuent à renforcer l’esprit d’équipe.
 

Vous insistez sur les possibilités d’échange d’informations entre les membres du personnel. Quelles sont selon vous les autres opportunités du numérique?

Christoph Collins – Grâce aux systèmes de classement informatisés, les documents importants et les directives relatives à l’initiation et à la formation continue du personnel sont disponibles en tout temps. Selon moi, la possibilité de mettre en place des canaux spécifiques, par exemple pour la direction ou les différentes équipes professionnelles, qui peuvent ainsi traiter ensemble les questions et les documents qui les concernent, représente un autre avantage de taille. En ce moment, je m’intéresse beaucoup aux possibilités offertes par l’intelligence artificielle, l’IA.
 

Quels sont à votre avis les domaines d’utilisation des applications d’IA?

Christoph Collins – J’ai intégré ChatGPT sur WhatsApp, ce qui me permet de tchatter plus facilement. Je peux par exemple alimenter ChatGPT avec des consignes précises et organiser ainsi la journée d’un adolescent. Je reçois rapidement une première proposition que je peux, si nécessaire, préciser en ajoutant d’autres éléments. Je reste professionnellement compétent, mais ChatGPT me fait gagner beaucoup de temps. En plus de ces applications d’IA classiques, la programmation d’une IA interne m’intéresserait aussi: ce faisant, nous pourrions obtenir très rapidement des réponses à des questions que nous nous posons régulièrement.
 

Vous n’avez pas encore expliqué comment la digitalisation peut contribuer à améliorer l’efficacité des processus au sein de l’établissement. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?

Christoph Collins – Tout ce à quoi je viens de faire référence, à part la programmation d’une IA interne, est rapide à mettre en œuvre dans une petite institution. L’achat et l’implémentation de solutions logicielles pour numériser les processus opérationnels, de la comptabilité aux plannings en passant par l’administration du personnel, coûtent vite cher et sont chronophages. De plus, ce ne sont pas les prestataires qui manquent. J’aurais donc besoin d’une plateforme comparative qui présente rapidement tous les produits existants et la solution la mieux adaptée pour moi.
 

Vous êtes membre du comité de l’association spécialisée des petites institutions socio-pédagogiques de Suisse: vos expériences et celles de vos collègues se rejoignent-elles?

Christoph Collins – Les principaux problèmes rencontrés sont les mêmes que chez nous, précisément en ce qui concerne l’achat de solutions logicielles. De tels projets sont donc parfois remis à plus tard. Les petites institutions doivent être particulièrement attentives à la manière dont elles utilisent leurs ressources financières et leur temps. En effet, notre travail consiste avant tout à soutenir et accompagner.
 

Madame Bestgen, vos recherches portent précisément sur le processus de transformation numérique, notamment dans les petites institutions du domaine social. Où en sont aujourd’hui ces institutions?

Sarah Bestgen – Les grandes institutions sont mieux loties financièrement. La question des ressources humaines et financières se pose lors de chaque processus de transformation. Il s’agit donc de profiter le cas échéant des expertises présentes en interne: y a-t-il ou non des personnes capables de faire avancer le processus? La direction joue un rôle prépondérant, car la transformation numérique se fait en général du haut vers le bas. Les réseaux disponibles dans une institution ont par ailleurs beaucoup d’importance. Or, ceux des grandes institutions sont souvent mieux développés. Dans le cadre de nos recherches, nous nous intéressons tout particulièrement à ce qu’il faut comprendre par numérisation dans le domaine du travail social.
 

Qu’englobe la numérisation dans le travail social?

Sarah Bestgen – Après le sondage réalisé auprès des organisations du travail social, nous avons tenté de classer les données et pu identifier trois domaines de numérisation. Le premier porte sur l’organisation interne, comme la gestion des processus et la circulation de l’information. Le deuxième concerne les offres pour les clientes et clients, comme les consultations par vidéo et par tchat. L’image renvoyée par l’organisation via sa visibilité numérique, sa présence sur le web et sa communication à l’extérieur, notamment la manière dont elle peut être trouvée par les services de placement et la clientèle, constitue le troisième domaine.
 

Les canaux numériques destinés aux clientes et clients ont-ils une importance particulière dans le domaine ambulatoire?

Sarah Bestgen – Dans le domaine stationnaire, il y a en général un contact physique étroit avec les personnes accompagnées, tandis que dans le domaine ambulatoire, l’accessibilité n’est pas évidente, surtout pour les personnes peu mobiles. La numérisation représente ici une énorme opportunité d’atteindre ces personnes.  
 

Vous pensez ici aux consultations par vidéo et par tchat?

Sarah Bestgen – Avant le Covid déjà, et plus encore au cours de ces dernières années, notre haute école a reçu de très nombreuses demandes de diverses organisations au sujet des consultations par vidéo et par tchat. Elles portaient d’une part sur le choix du média, d’autre part sur les clientes et clients pour qui ce genre de consultations peut convenir.

Christoph Collins – Chez nous, on pourrait tout à fait envisager ces consultations en ligne dans le cadre de l’accompagnement des familles. Les professionnel·les pourraient ainsi entrer en contact avec les familles plus rapidement et plus simplement, sans compter les temps de trajet économisés.
 

Madame Bestgen, parallèlement aux consultations en ligne, vous soulignez l’importance du marketing digital. Pourquoi est-il si important?  

Sarah Bestgen – Si personne ne la sollicite, une infrastructure de conseil, fut-elle la meilleure, est inutile. D’où l’importance d’informations faciles à trouver par les groupes cibles sur le site Internet. Une autre difficulté est d’amener vers sa propre page d’accueil les personnes qui effectuent souvent des recherches sur Google. Pour atteindre les groupes cibles, notamment les jeunes, il faut bien sûr utiliser les réseaux sociaux, sans oublier toutefois que les canaux pertinents pour eux changent très rapidement.

Christoph Collins – Pour des questions de ressources, les petites institutions se concentrent plutôt sur une gestion efficace des processus et une bonne circulation de l’information. Naturellement, leur priorité dépend de leur activité principale. La distinction que propose Sarah Bestgen entre les trois domaines me paraît particulièrement judicieuse pour les petites institutions car elle permet de réfléchir sérieusement aux priorités que l’on veut fixer.
 

En plus des ressources financières souvent insuffisantes, il s’agit également de gagner le personnel à la cause du numérique. Quelle est votre expérience en la matière?

Christoph Collins – Lors de mes échanges avec des collègues, mais aussi avec des spécialistes et des directions d’institutions de taille plus importante, je me rends compte que le domaine social se montre encore très sceptique à l’égard de la numérisation.
 

Pour quelles raisons?

Christoph Collins – La protection des données est souvent évoquée, mais aussi le problème des fake news. Ce sont des sujets qu’il faut prendre au sérieux. Mais je pense aussi que ces arguments sont parfois un prétexte pour échapper à la numérisation. En effet, dans le privé, nous révélons rapidement nos données en acceptant par exemple les cookies quand nous surfons sur Internet.

Sarah Bestgen – Chaque changement amène les collaboratrices et collaborateurs à s’interroger, à juste titre, sur son bien-fondé. Je peux dans une certaine mesure comprendre le scepticisme, car la tâche principale dans le domaine social est d’accompagner des personnes. Par exemple, cela peut être difficile pour une ou un professionnel d’apprendre qu’à l’avenir, elle ou il devra dispenser la majorité de ses conseils en ligne. Ce qui importe, c’est de bien lui en expliquer les raisons. Cette situation est toutefois très rare car les contacts personnels avec la clientèle ont en général une grande importance. Les canaux numériques sont souvent considérés comme un outil complémentaire.
 

Comment convaincre les employées et employés sceptiques?

Christoph Collins – Nous devons prendre conscience des personnes que nous accompagnons et de la manière dont nous pouvons les atteindre. Par exemple dans le travail hors murs avec les jeunes qui fréquentent les réseaux sociaux, il est important d’avoir des compétences dans ce domaine.
 

Et qu’en est-il du domaine stationnaire?

Christoph Collins – Si une personne accompagnante n’a aucune idée du monde numérique dans lequel évoluent les enfants et les jeunes, c’est perdu d’avance. Si elle ne s’intéresse pas aux jeux vidéo du moment, elle passe à côté d’un moyen important d’entrer dans leur univers. Autrefois, les personnes accompagnantes et les jeunes développaient leurs relations de façon naturelle autour du baby-foot. Aujourd’hui, les jeux vidéo ont pris le relais. La numérisation est devenue un sujet très important dans le quotidien relationnel.
 

Est-ce le seul moyen de sensibiliser les jeunes aux dangers du monde numérique?

Sarah Bestgen – Une organisation qui accompagne des enfants et des jeunes ne peut pas faire l’économie des questions autour des compétences médiatiques. Comprendre l’univers complexe du groupe cible et l’intégrer à ses propres compétences fait partie du mandat sociopédagogique. Les parents doivent eux aussi connaître les réseaux que fréquentent leurs enfants. 

Christoph Collins – Quel que soit le groupe cible spécifique, la digitalisation présente un fort potentiel pour l’inclusion. Dans un monde où le numérique gagne en importance, nous ne devons pas oublier les personnes ayant besoin de soutien. Nous avons un mandat social à cet égard. La numérisation aide à prendre soin de soi, les professionnel·les devraient donc s’y intéresser.
 

Revenons aux ressources financières souvent insuffisantes et au manque de compétences pour réaliser des projets complexes. Que proposez-vous?

Christoph Collins – Il serait très utile de créer une plateforme réunissant des spécialistes en informatique et des spécialistes du domaine social. Les hautes écoles auraient vocation à créer une telle plateforme. Quelques structures de ce genre, qui permettent de mettre en relation les connaissances informatiques et les besoins concrets, existent déjà.

Sarah Bestgen – Notre haute école cherche constamment à collaborer avec les institutions, d’une part par des prestations concrètes que nous élaborons à leur demande moyennant facturation, d’autre part dans le cadre de projets communs auxquels nous participons financièrement. Avec sozialinfo.ch, le portail d’offres d’emplois dans le domaine social, des collègues de notre haute école ont dressé un état des lieux des solutions logicielles utilisées par les organisations en fonction de leurs objectifs.
 

Les coopérations entre institutions sont-elles une solution pour le financement de projets complexes?

Christoph Collins – Les associations et les groupes d’institutions peuvent négocier de meilleurs prix grâce au nombre élevé de licences de logiciels. De tels regroupements sont donc judicieux.

Sarah Bestgen – La branche pourrait réfléchir davantage à de telles coopérations. Il y a sans doute une marge de progression. Sans oublier que les projets de numérisation se rapportant à des objectifs spécifiques, comme la santé mentale des enfants et jeunes, peuvent bénéficier des fonds d’encouragement de fondations.

Christoph Collins – En ce qui concerne les associations, dont Artiset et Youvita, je souhaiterais que davantage d’informations groupées et faciles à trouver soient disponibles. Il serait par exemple utile d’avoir des outils et des informations pratiques dans les trois domaines de la gestion des processus et de la circulation de l’information, des consultations en ligne et du marketing digital.


 


Nos interlocutrice et interlocuteur

  • Christoph Collins (50 ans), éducateur social diplômé ES, est directeur de Skills2Go, une institution pour enfants et jeunes à Therwil (BL).
  • Sarah Bestgen (41 ans) est titulaire d’un master en travail social et en politique sociale de l’Université de Fribourg. Elle enseigne à l’Institut de conseil, de coaching et de gestion sociale de la Haute école de travail social du nord-ouest de la Suisse FHNW. Elle y dirige entre autres une filière de master en gestion sociale et y mène des recherches sur la numérisation.