«Les coûts doivent être présentés de manière transparente»

19.09.2024 Elisabeth Seifert

Le monitoring de la situation du personnel soignant atteste la nécessité d’une amélioration des conditions de travail, soulignent Christina Zweifel, directrice de CURAVIVA, et Catherine Bugmann, responsable de projets Politiques publiques chez ARTISET. Elles jugent sévèrement le projet de la Confédération visant à améliorer les conditions de travail: elle ne dit rien, ni des coûts ni de leur financement.

Le monitoring national du personnel soignant, lancé début juillet, a pour but d’évaluer l’impact de la mise en œuvre de l’initiative sur les soins infirmiers au fil des années. Quelle est la situation actu­elle, au début de la mise en œuvre?

Catherine Bugmann – Les données indiquent une pénurie de personnel qualifié qui doit être prise au sérieux: les postes à pourvoir ont pratiquement doublé depuis 2018. Ces mêmes données permettent aussi de constater qu’en raison des différents tarifs, les EMS ont moins de marge de manœuvre pour les salaires que les hôpitaux ou les organisations d’aide et de soins à domicile.


Les EMS sont donc nettement désavantagés au sein de la branche des soins?

Catherine Bugmann – Ils sont particulièrement touchés par l’assèchement du marché du travail. Les responsables souhaitent donc disposer des mêmes conditions salariales que les autres parties prenantes. Nous espérions que le Conseil fédéral supprimerait cette inégalité lors de la deuxième étape de la mise en œuvre du nouvel article relatif aux soins infirmiers, dont le but est d’améliorer les conditions de travail. Mais ce n’est pas le cas.

Christina Zweifel – Concernant le monitoring national, les données et les faits ne sont pas nouveaux. En revanche, nous disposons pour la première fois de données relatives à la situation du personnel qui ont été collectées au niveau national, et dont l’évolution au cours des années à venir devrait être déterminante. Nous avons ainsi un bon indicateur pour analyser l’impact des mesures prises dans le cadre de la mise en œuvre de l’initiative sur les soins infirmiers.


Le monitoring national atteste clairement la nécessité de l’initiative sur les soins infirmiers.

Catherine Bugmann – La mise en œuvre de l’initiative sur les soins infirmiers est bien conçue. Les EMS contribuent d’abord à former plus de personnel soignant dans le cadre de l’offensive de formation puis, dans un deuxième temps, il s’agit d’améliorer les conditions de travail et le développement du personnel soignant afin de le fidéliser.

Christina Zweifel – Le monitoring du personnel soignant confirme la nécessité d’agir dans différents domaines. La valeur des soins infirmiers au sein de la société, en particulier ceux de longue durée, me semble aussi importante. C’est ce sur quoi nous devons travailler, en tant que branche, afin de pouvoir surmonter les défis de demain.


Début juillet, les dispositions léga­les pour la mise en œuvre de la première étape de l’initiative sur les soins infirmiers sont entrées en vigueur: les cantons sont notamment tenus de promouvoir la formation pratique au sein des institutions et de soutenir les étudiantes et étudiants par le biais de contributions. Qu’attendez-­vous de ces mesures?

Christina Zweifel – Elles sont importantes mais posent aussi certains défis aux EMS. Je tiens toutefois à souligner qu’un grand nombre de nos membres a déjà beaucoup investi dans la formation du personnel soignant.


En quoi les mesures sont-elles un défi pour les EMS?

Christina Zweifel – Le fait que l’obligation de formation soit liée à un système de bonus-malus est à mes yeux problématique. Les EMS sont particulièrement mécontents de devoir payer une amende s’ils ne forment pas assez de personnel alors qu’il est difficile de trouver des apprenties et apprentis. Il y a en outre un manque de formatrices et formateurs professionnels et pratiques, qui sont non seulement indispensables pour former le nombre exigé d’infirmières et d’infirmiers, mais qui jouent aussi un rôle essentiel pour la qualité de la formation.

«Nous approuvons les suppléments proposés dans le cadre de la consultation, par exemple en cas de travail de nuit ou d’horaires irréguliers – à condition qu’ils soient financés.» Catherine Bugmann, responsable de projets Politiques publiques chez ARTISET

Quels espoirs placez-vous dans les contributions versées aux étudiantes et étudiants par les cantons?

Christina Zweifel – Cette mesure n’est pas contestée par les fournisseurs de prestations car son financement est fixé et assumé par les cantons. Il est néanmoins possible que les étudiantes et étudiants préfèrent une formation en milieu hospitalier, où les salaires sont plus élevés que dans les EMS. C’est pourquoi des conditions égales sont absolument indispensables dans la branche.

Catherine Bugmann – À l’instar de la promotion de la formation pratique, les contributions font l’objet de différentes mises en œuvre cantonales, comme le veut notre fédéralisme.

Christina Zweifel – De plus, en raison du coût de la vie, le montant des contributions diffère selon les cantons, augmentant ainsi la pression entre eux.

Catherine Bugmann – Les EMS font face à un double défi concernant le recrutement de personnel: il y a la concurrence entre les cantons d’une part, et entre les domaines de soins d’autre part. Dans ce contexte, la campagne «Une carrière empreinte d’humanité» est un outil essentiel pour mieux faire connaître les avantages et les opportunités des soins de longue durée.


La Confédération et les cantons entendent promouvoir ensemble les mesures à hauteur de près d’un milliard de francs pendant huit ans. Et ensuite?

Catherine Bugmann – Le monitoring national du personnel soignant est un bon outil nous permettant d’évaluer l’impact des mesures. Nous pouvons ainsi savoir où les mesures supplémentaires doivent être prises. En tant qu’organisation représentant les intérêts de nos membres, nous suivrons la situation de près et ferons pression sur les autorités si nous constatons qu’il est nécessaire d’agir.

Christina Zweifel – Dans notre Suisse fédérale, ce milliard ne sera pas réparti de manière égale. Quand un canton octroie des contributions plus élevées, la Confédération verse elle aussi un plus grand montant. Dans certains cantons, la situation devrait davantage s’améliorer que dans d’autres, pour autant qu’il s’agisse des bonnes mesures. Nous observerons attentivement l’évolution afin de savoir où cela fonctionne le mieux. De plus, avant la fin de la période des huit ans, nous nous engagerons, avec nos associations cantonales, pour que les mesures efficaces devant être financées à long terme soient prises en charge via le financement résiduel.


La procédure de consultation relative aux bases légales de la mise en œuvre de la deuxième étape de l’article sur les soins infirmiers, qui portait avant tout sur les conditions de travail, s’est achevée fin août. Comment jugez-vous globalement les mesures proposées?

Catherine Bugmann – Nous apprécions beaucoup que la Confédération s’engage pour améliorer les conditions de travail. Elle propose à cet effet une série de mesures relevant du droit du travail. Cependant, nous estimons que certaines d’entre elles limitent trop fortement la marge de manœuvre des entreprises. Notre principale critique concerne toutefois le financement: la Confédération ne parle ni des conséquences financières des mesures, ni de leur financement.


La Confédération mentionne que le financement doit être assuré par le biais d’une redistribution interne des moyens. Quelle est votre opinion à ce sujet?

Christina Zweifel – Pour les EMS, c’est impossible. Ce qui me dérange tout particulièrement, c’est que l’hypothèse de départ d’une telle phrase implique qu’il y a assez d’argent dans le système et que les EMS devraient simplement être mieux gérés. C’est de la pure arrogance vis-à-vis de nos membres. Dans une branche aussi réglementée que la nôtre, il est impossible de simplement redistribuer les moyens.

Catherine Bugmann – Cela fait des années que nous constatons une importante lacune de financement dans les EMS. Les contributions des assureurs et des cantons, en tant que financeurs résiduels, ne suffisent pas à couvrir les coûts.


Parmi les mesures relevant du droit du travail que propose la Confédération figurent divers suppléments au salaire et même une réduction de la durée (maximale) du temps de travail. Ce sont pourtant des mesures très raisonnables, non?

Catherine Bugmann – Nous approuvons les suppléments proposés dans le cadre de la consultation, par exemple en cas de travail de nuit ou d’horaires irréguliers – à condition qu’ils soient financés. Il convient néanmoins de faire preuve de prudence concernant d’autres propositions qui visent à réduire les durées maximale et normale de travail hebdomadaire ou donnent des instructions spécifiques pour les plans de service. Les services entrecoupés ne seraient ainsi plus possibles.


Ne s’agit-il pourtant pas de mesures qui permettraient de soulager le personnel?

Christina Zweifel – Les responsables politiques ont à cœur d’améliorer la situation, ce dont nous nous félicitons. Toutefois, ils souhaitent y parvenir par le biais de nombreuses réglementations. Mais si le Conseil fédéral fixe le temps de travail et prescrit la forme que doivent revêtir les plans de services, les entreprises et le personnel perdront la flexibilité leur permettant d’adopter des modèles qui leur conviennent. Or, les EMS ont besoin d’une certaine marge de manœuvre afin de pouvoir répondre aux besoins individuels du personnel.

Catherine Bugmann – Au vu de la pénurie de main-d’œuvre, les entreprises proposent aujourd’hui déjà des modèles de travail modernes à leur personnel et créent un bon environnement de travail. Par ailleurs, les réglementations doivent avoir pour but d’aider réellement le personnel. Or, certaines mesures proposées entraîneraient plutôt une détérioration de la situation.


Pourquoi une réduction du temps de travail aggraverait-elle la situation?

Catherine Bugmann – En période de pénurie de main-d’œuvre, le travail serait réparti sur moins d’épaules, ce qui pourrait entraîner un surmenage. En réduisant le nombre d’heures de travail, on augmente le besoin en personnel. Or, celui-ci se fait rare.

Christina Zweifel – Le but de l’offensive de formation est de faciliter le recrutement de personnel à l’avenir. Le vieillissement de la population nous pose toutefois d’autres défis: la pénurie de main-d’œuvre qualifiée ne cessera de s’aggraver ces prochaines années en raison du départ à la retraite des baby-boomers. Si, en plus de cela, nous réduisons maintenant le temps de travail partout et en même temps, cela ne fonctionnera pas. Peu importe le nombre de personnes que nous formerons, il y aura malgré tout une pénurie.


Engager plus de personnel entraîne naturellement des coûts supplémentaires.

Christina Zweifel – Oui, et cette analyse d’impact n’a pas été réalisée. C’est notre principale critique à l’égard du projet. L’amélioration des conditions de travail est importante, mais elle doit être financée. À cette fin, les répercussions financières doivent être présentées de manière transparente. Je m’attendais donc à ce que la Confédération affiche une «étiquette de prix» pour chaque mesure. Les cantons et les assureurs auraient alors pu s’y préparer et mener une analyse coûts-bénéfices. Mais la Confédération s’est dérobée.


Cette réticence serait-elle due à la crainte que les assureurs-maladie devraient participer aux coûts, et donc que les primes augmenteraient?

Christina Zweifel – La Confédération estime qu’elle n’est pas habilitée à définir la rémunération appropriée dans le domaine des soins infirmiers. Ce raisonnement est incompréhensible. Conformément à la Constitution, la Confédération doit veiller, avec les cantons, à une rémunération appropriée des prestations de soins infirmiers. Elle fixe cette rémunération via la LAMal et les cantons y participent par le biais du financement résiduel.


Vous demandez donc une adaptation du financement des soins infirmiers pour que les mesures relevant du droit du travail puissent être financées?

Christina Zweifel – Afin de garantir la mise en œuvre de la loi, ARTISET demande une augmentation de la contribution de l’assurance obligatoire des soins (AOS) dès l’entrée en vigueur du projet de loi. Nous avons élaboré une proposition concrète à cet effet qui inclut la prise en charge des coûts supplémentaires restants par les cantons via le ­financement résiduel.


Les cantons, on peut le supposer, sont d’accord avec cette propo­sition?

Christina Zweifel – La Conférence des directrices et directeurs cantonaux de la santé déplore le manque de clarté quant au financement. Les associations patronales sont du même avis qu’ARTISET: le financement doit être pris en charge par les organes de financement.

Catherine Bugmann – Le financement des mesures relevant du droit du travail est indispensable. Autrement, le projet risque d’être contre-productif. Il fait miroiter de meilleures conditions de travail, qui échoueront dans leur mise en œuvre car les fournisseurs de prestations ne seront pas en mesure de les financer. Cela provoquera de la frustration chez tout le monde.
 


 

Photo: esf