IDENTITÉ | Les enfants des personnes placées de force sont eux aussi marqués à vie
En Suisse, des dizaines de milliers de personnes ont subi des mesures de coercition à des fins d’assistance et des placements extrafamiliaux qui ont eu un impact décisif sur leur vie et celle des générations suivantes. Un groupe de recherche a étudié les répercussions de ces mesures sur la deuxième génération et montre comment les enfants font face au vécu de leurs parents.
En Suisse, jusque dans les années 1980, d’innombrables enfants et jeunes ont été placés dans des fermes pour servir de main-d’œuvre bon marché, dans des établissements d’éducation et autres institutions ou dans des familles d’accueil. Ces mesures de coercition à des fins d’assistance et placements extrafamiliaux décidés par les autorités ont causé de grandes souffrances, injustices et stigmatisations à de nombreuses personnes, qui luttent aujourd’hui encore contre les séquelles. Que se passe-t-il lorsque ces personnes deviennent à leur tour parents? Quel est l’impact sur les générations suivantes? Le projet de recherche intitulé «De génération en génération: narration familiale dans le contexte de l’assistance et de la coercition» a été consacré aux répercussions de ces mesures sur la deuxième génération. La professeure Andrea Abraham a dirigé l’étude, en collaboration avec plusieurs de ses collègues du Département Travail Social de la Haute école spécialisée bernoise.
Vivre et survivre
«Nous nous sommes entretenus avec vingt-sept personnes nées entre 1940 et 1990 dont le père ou la mère, voire les deux, ont été placés de force ou internés par décision administrative», indique Andrea Abraham. Ces personnes d’âges différents ont toutes vécu des expériences très douloureuses durant leur enfance. «Nous voulions savoir quels liens les enfants perçoivent entre le passé de leurs parents et leur propre vie et comment ils y font face», explique-t-elle pour résumer le but de l’étude qualitative qui repose sur des entretiens biographiques et narratifs et qui est intégrée au Programme national de recherche «Assistance et coercition» (PNR 76).
Ces dix dernières années, de nombreuses études ont mis en évidence la manière dont les personnes directement concernées par des mesures de coercition à des fins d’assistance ont vécu ces expériences et y ont survécu, ainsi que les effets des systèmes de punition rigides, de la dévalorisation, des abus, de l’isolement, de la solitude et de la peur. Ces personnes se sont fait entendre et ont raconté leur histoire sous différentes formes: autobiographies, portraits, documentaires, photos, pièces de théâtre ou œuvres d’art. Le vaste travail de mémoire sur les mesures de coercition à des fins d’assistance a commencé en 2013, lorsque le Conseil fédéral a présenté ses excuses officielles. «Mais jusqu’à présent, la voix de la deuxième génération n’a pas été entendue. Nous voulions combler cette lacune», affirme Andrea Abraham. Elle explique que la notion de «deuxième génération» et les recherches menées à ce sujet s’inspirent des expériences et des travaux de mémoire des victimes de l’Holocauste. Leur descendance a davantage recouru à la thérapie et, peu à peu, il est devenu évident qu’elle était elle aussi fortement marquée par les horreurs que leurs parents ont subies.
Identification aux expériences des parents
Andrea Abraham et ses collègues ont écouté des récits de vie bouleversants lors de longs entretiens biographiques. Quelle est la principale conclusion de l’étude sur les enfants des personnes concernées par des mesures de coercition à des fins d’assistance? Les filles et les fils prêts à en parler ont vécu, comme leurs parents, une enfance difficile, voire dévastatrice. Néanmoins, ils ont aussi relevé la force que leurs parents avaient développée en réaction.
«Lors de nos entretiens, il est apparu clairement que les enfants ont vécu des souffrances qu’ils attribuent aux expériences de leurs parents», explique Andrea Abraham. Les enfants ont ainsi parlé de relations conflictuelles et violentes avec leurs parents, de transgressions des limites, de manque d’amour et de grands tabous. Sur les vingt-sept personnes interrogées, six ont même été elles-mêmes placées dans une famille d’accueil ou un foyer. Pour de nombreuses personnes de la deuxième génération, le grand silence autour du sujet est très pesant. Même si le passé de leurs parents était omniprésent, elles ne parvenaient pas à le cerner. Les enfants ont remarqué que leurs parents souffraient de leur passé et se sont sentis responsables d’eux. Ils sont nombreux à s’identifier fortement à l’histoire de leurs parents et à ressentir de la culpabilité, de la peur ou de la pitié. Il apparaît ainsi clairement que certains schémas se répètent au sein des familles. En outre, les répercussions des expériences des parents se font ressentir tout au long de la vie des descendant·es. «Les filles et les fils avec lesquels nous avons parlé ont été et sont toujours confrontés à l’impact du vécu de leurs parents sur leur identité et leur vie, tant durant leur enfance qu’à l’âge adulte», indique Andrea Abraham. Elle tient à souligner que l’identité n’est jamais fixée mais se développe en permanence.
Au cours de l’étude, un élément a particulièrement attiré l’attention de l’équipe de recherche: le rapport de proximité ou de distance entre les enfants et les parents, qui tombent souvent dans l’un ou l’autre extrême et se montrent soit trop proches, soit trop distants, qu’il s’agisse de paroles, d’actes ou d’humeurs. «La première génération de personnes concernées a vécu différentes formes de ruptures, qui ont eu un impact sur leur propre image», explique Andrea Abraham. Elles ont souvent intériorisé des phrases négatives telles que «tu n’es rien, tu es un incapable, on ne peut rien faire de toi», qui ont été transmises à la génération suivante, la marquant elle aussi. La définition de soi découlant d’expériences difficiles se répercute ainsi, dans l’interaction entre les parents et les enfants, sur l’identité et le sentiment d’appartenance des deux générations.
L’orientation vers les métiers du social
Selon Andrea Abraham, la manière dont les personnes de la deuxième génération font face à leur vécu varie. Elles adoptent différentes stratégies de défense contre leurs propres expériences négatives et les répercussions de l’enfance difficile de leurs parents. Certaines ont quitté leur famille avant d’atteindre la majorité, renonçant à suivre la formation de leur choix pour déménager le plus tôt possible, malgré le risque de rencontrer de nouvelles difficultés. Une partie des personnes interrogées ont choisi de fonder leur propre famille pour prendre un nouveau départ, motivées par le souhait d’avoir une famille intacte. D’autres, au contraire, ont renoncé à fonder une famille et à avoir des enfants, surtout si elles étaient dans une relation difficile.
«Le rapport de proximité ou de distance entre les enfants et les parents est particulièrement frappant, tombant souvent dans l’un ou l’autre extrême, se montrant tantôt trop proches, tantôt trop distants, que ce soit en paroles, en actes ou en humeurs.» Andrea Abraham, professeure en travail social, BFH
De nombreuses personnes de la deuxième génération ont opté pour un métier du domaine social et mettent en lien cet engagement avec le traumatisme de leurs parents. «Elles considèrent leur travail comme une manière de faire face au passé et d’éviter autant que possible de futures souffrances», indique la professeure. Un autre point essentiel a été de se confronter au passé de leurs parents en discutant directement avec eux ou en effectuant leurs propres recherches. «Dans certaines familles, le travail de mémoire public a permis d’ouvrir la discussion et de rompre le silence», déclare Andrea Abraham. La chercheuse souligne que, malgré tous les aspects négatifs et les difficultés mentionnées par les personnes interrogées, celles-ci ont aussi évoqué les stratégies et caractéristiques positives de leurs parents, comme le sens de la justice, l’éthique professionnelle forte, l’engagement politique ou l’amour des animaux, résultats de l’effort que la première génération a fourni pour surmonter ce qu’elle a vécu.
Préserver la troisième génération
Une question qui préoccupe aussi bien la deuxième génération que l’équipe de recherche est de savoir comment faire face aux répercussions négatives de ces mesures de coercition et éviter que la troisième génération ne soit touchée. «En tant que société, nous sommes toutes et tous concernés et interpellés. Cela va au-delà du destin individuel, car les conséquences existentielles sont graves et ont une large portée. Elles peuvent prendre la forme de maladies psychiques, de troubles physiques, de chômage de longue durée et de dépendance à l’aide sociale et à l’AI», souligne Andrea Abraham. Depuis quelques temps, il existe des bistrots d’échange, soit des lieux de rencontre pour discuter et se confronter à sa propre histoire avec d’autres personnes. «J’estime que de tels groupes, qui permettent aux personnes partageant le même destin de se rencontrer et de former une communauté, sont tout aussi importants que les thérapies individuelles et autres formes de soutien», affirme la chercheuse.
Il est indéniable que la troisième génération disposera d’un avantage si les générations précédentes contribuent au travail de mémoire en fonction de leurs propres capacités et moyennant un soutien approprié. Il sera ainsi possible d’éviter ou d’atténuer les répercussions intergénérationnelles à long terme des mesures de coercition à des fins d’assistance.
Lieu de rencontre pour les personnes concernées par les placements forcés: erzaehlbistro.ch/fr/
Informations supplémentaires sur le projet de cherche «De génération en génération: narration familiale dans le contexte de l’assistance et de la coercition»