COMPORTEMENTS DÉFIS | «Ferme-la. Serre-moi fort»
Violence, abus, négligence: les jeunes qui trouvent à la maison Schlupfhuus, à Zurich, un hébergement temporaire sûr, présentent souvent des traumatismes complexes. Afin de pouvoir entrer en relation, l’institution recourt aux principes de la pédagogie du traumatisme. Son but: apporter une sécurité, offrir des relations de confiance et transmettre de l’espoir pour que les jeunes puissent reprendre pied.
Corde raide, précipice, chaos. Culpabilité et honte, encore et toujours, qui brûlent comme une gifle. Colère qui se déchaîne. Tristesse, désespoir ou vide qui engloutit tout. Où s’entremêlent aussi rires, taquineries, grandes respirations, espoirs et vie quotidienne.
Les émotions qui se bousculent le long des cinq étages de la maison Schlupfhuus, à Zurich, semblent parfois en imprégner les murs. En faisant preuve d’ouverture et de curiosité, le psychologue et directeur de l’institution Lucas Maissen essaie donc, à chaque fois qu’il pousse la porte d’entrée de la maison, de ressentir l’atmosphère qui y règne. «Tu ne sais jamais ce qui t’attend», déclare-t-il.
Un hébergement temporaire sûr
Chaque année, ce sont environ soixante-cinq jeunes vivant des situations difficiles qui trouvent à la maison Schlupfhuus un hébergement temporaire sûr et y bénéficient d’un coaching de crise. Pour certaines et certains, Schlupfhuus est un refuge au milieu d’un quotidien chaotique, un moment de répit loin de la famille, de l’institution ou de la rue. Pour d’autres, c’est un lieu de passage sur le chemin tumultueux vers l’âge adulte. Un tiers des résident·es, qui ont entre 12 et 19 ans, quitte Schlupfhuus après quelques semaines seulement. Près de la moitié y reste un à trois mois, voire plus. L’institution accueille surtout des filles.
«Les jeunes ont développé une grande sensibilité aux mots, aux mouvements ou aux regards. Il est donc essentiel d’éviter tout élément déclencheur et d’adopter une approche tenant compte des traumatismes.» (Lucas Maissen)
Un quotidien organisé en commun et une démarche pour avancer et nouer des relations ensemble y attendent les jeunes. En résumé: une structure de jour, un suivi psychothérapeutique, des discussions individuelles et en groupe, des entretiens avec les parents, l’école, l’entreprise formatrice et les autorités ainsi que l’organisation du temps libre. Après leur entrée, ils passent par trois phases: «arriver», «avancer», «continuer». «Pour commencer, nous mettons la priorité sur la stabilité psychosociale des jeunes», explique Lucas Maissen. «La clarification de leur situation vient dans un deuxième temps seulement.» Cette séparation nette entre les deux étapes, pour lesquelles deux équipes différentes sont responsables, a fait ses preuves: «Les jeunes ont besoin d’une certaine stabilité et de sécurité pour être ensuite en mesure de réfléchir à leur situation, aux étapes suivantes et aux solutions de transition possibles.»
Des jeunes avec des traumatismes chroniques
«La plupart des jeunes passant par Schlupfhuus ont vécu des traumatismes chroniques», explique Lucas Maissen. «À leur arrivée, beaucoup sont émotionnellement agités, luttent contre des sentiments de honte et de culpabilité et ont de la peine à parler de soi. D’autres, en revanche, sont plus stables et peuvent s’exprimer clairement.» Ils ont néanmoins une chose en commun: soit ils n’arrivent plus à faire face à leur situation actuelle, soit ils ont subi des violences physiques, psychiques ou sexuelles. Beaucoup sont battus, humiliés, rabaissés, maltraités ou négligés à la maison, souvent par des parents qui présentent eux-mêmes des troubles psychiques.
Ces jeunes ont tantôt répondu à la violence par la violence, tantôt souffert en silence et poursuivi leur chemin, se sont automutilés ou ont essayé de résoudre leurs problèmes en recourant aux drogues et autres substances addictives. «Chaque histoire est différente», affirme le directeur. Les jeunes de Schlupfhuus proviennent donc d’horizons très divers; il n’y a pas de profil type. «Ces jeunes viennent de toutes les couches sociales: de milieux peu ou très instruits et de conditions précaires ou aisées.»
Transmettre sans cesse un sentiment de sécurité
L’accompagnement des jeunes présentant des traumatismes complexes exige de la part des vingt-quatre collaboratrices et collaborateurs de Schlupfhuus une attention particulière, une remise en question permanente et un grand professionnalisme. Souvent, les messages envoyés par les jeunes sont contradictoires, que Lucas Maissen résume ainsi: «Ferme-là. Serre-moi fort.» Et de poursuivre: «Ces jeunes ont rarement connu un vrai sentiment de sécurité ou des relations stables. Il est donc difficile de gagner leur confiance et d’entrer en relation avec eux.»
Nombre de ces jeunes ont appris très tôt dans leur vie à toujours surveiller attentivement l’humeur de leur entourage afin de savoir s’ils se trouvaient en danger. «Ils ont ainsi développé une grande sensibilité aux mots, aux mouvements ou encore aux regards», explique le directeur. À Schlupfhuus, il est donc essentiel d’éviter tout élément déclencheur et d’adopter une approche tenant compte des traumatismes.
Une approche qui tient compte des traumatismes
La maison Schlupfhuus, fondé en 1980, a compris très tôt que les concepts de pédagogie classique ne suffisaient pas pour travailler avec des jeunes ayant des traumatismes complexes et pour protéger le personnel de l’épuisement. Elle a donc adopté une approche fondée sur la pédagogie du traumatisme, qu’elle a appliquée avec le soutien des Cliniques universitaires psychiatriques de Bâle, devenant ainsi la première institution de court séjour des régions germanophones à le faire. «La pédagogie du traumatisme nous aide à tenir compte de la situation individuelle de chaque jeune en difficulté. Dans ce contexte, l’attitude adéquate est plus importante que la bonne technique ou méthode», souligne Lucas Maissen.
L’objectif principal est de faire de Schlupfhuus un «lieu aussi sûr que possible», tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Cela implique d’aider les jeunes à retrouver le contrôle, l’efficacité personnelle, la confiance et l’estime dans le cadre de leurs relations. «Ils doivent (à nouveau) considérer les relations comme des espaces sûrs et pouvoir vivre chez nous de nouvelles expériences relationnelles correctives», explique le directeur.
Rester en relation: simple, mais pas facile
La maison Schlupfhuus a formulé sept principes reposant sur les principes de la pédagogie du traumatisme et qui s’inscrivent dans le travail quotidien. «Ces concepts sont intégrés dans l’ensemble des processus clés à tous les niveaux», explique Lucas Maissen. Ces sept principes sont les suivants: informer avec transparence, être valorisant, considérer les jeunes comme les experts de leur vie, toujours supposer une bonne raison à leur comportement, permettre la participation, parvenir à comprendre sans devoir être d’accord et apporter de la joie, de l’humour et de la légèreté au quotidien (voir l’encadré).
«C’est simple, mais pas facile», reconnaît-il. «Dans les situations très conflictuelles en particulier, nous nous efforçons toujours, en tant que spécialistes et en tant qu’équipe, d’adopter cette attitude.» Mais ici aussi, le but est de maintenir le lien avec les jeunes et pouvoir leur dire avec sincérité: «Même si tu me dis cent fois de me taire ou de partir, je reste. Je suis là pour toi.»
Le personnel face à de grands défis
La confrontation honnête avec soi-même et son propre passé, avec les émotions fortes et les provocations, avec la proximité et la distance représente un grand défi pour le personnel. Pour y faire face, l’équipe représente le plus grand soutien, souligne Lucas Maissen. «Nous nous soutenons et nous accompagnons mutuellement, nous discutons de ce qui peut nous procurer un sentiment de sécurité dans les situations extrêmes et nous prenons le relais quand quelqu’un atteint ses limites.» À Schlupfhuus, le professionnalisme ne signifie pas ne jamais sortir de sa fenêtre de tolérance au stress: il implique plutôt de s’en rendre compte à temps et de demander de l’aide. Ainsi, dans les situations difficiles, Lucas Maissen reste toujours en contact avec lui-même: «Qu’est-ce que cette situation déclenche en moi? Suis-je encore à même de guider les jeunes? Est-ce que je me sens toujours capable d’agir? Suis-je encore dans ma zone de sécurité? Si non, comment y retourner?»
Donner de l’espoir et savoir lâcher prise
Pour les collaboratrices et collaborateurs, il est aussi difficile de gérer les situations qui se déroulent au domicile des jeunes. Bien qu’ils soient souvent impliqués à titre consultatif, ils ne peuvent pas apporter immédiatement de solution. «La participation volontaire des jeunes est très importante pour nous. C’est pourquoi nous devons aussi accepter le fait que nous ne pouvons pas résoudre une situation difficile du jour au lendemain. Parfois, il faut procéder par petites pas. Ceux-ci permettent aussi de leur donner l’assurance et l’espoir que la situation actuelle peut changer», explique encore Lucas Maissen.
Il est également question d’espoir lorsque les jeunes quittent Schlupfhuus. «Nous avons conscience que notre mission de courte durée ne permet pas de changer complètement la vie des jeunes», déclare-t-il. «Dans le meilleur des cas, ils gagnent toutefois en clarté, en assurance et en confiance, et peuvent ainsi poursuivre leur parcours sur des bases plus solides. Dans le cas contraire, ils savent que nous sommes là pour eux s’ils ont à nouveau besoin de nous.»
En savoir plus sur Schlupfhuus(en allemand):
www. schlupfhuus.ch
Photo: Schlupfhuus