COMPORTEMENTS DÉFIS | «Estimer la personne et la considérer d’égal à égal»
Les personnes avec une démence manifestent des troubles du comportement qui peuvent être très pesants, notamment dans les EMS, pour le personnel soignant, les autres résidentes et résidents et pour les personnes elles-mêmes. Franziska Zúñiga et Brigitte Benkert, spécialistes en sciences infirmières à l’Université de Bâle, abordent cette problématique et expliquent ce que les responsables politiques et les institutions pourraient faire afin de remédier à ces situations éprouvantes.
Les personnes atteintes de démence ont souvent des comportements complexes. Pourquoi?
Franziska Zúñiga – La démence est une maladie chronique évolutive du cerveau. Elle peut toucher différentes zones du système nerveux central. En fonction de la région du cerveau atteinte, divers symptômes associés peuvent apparaître en plus des symptômes cognitifs. On les appelle «symptômes comportementaux et psychologiques liés à la démence», ou SCPD.
Pouvez-vous expliquer plus précisément ces symptômes?
Franziska Zúñiga – Comme leur nom l’indique, ces symptômes relèvent du comportement et du psychisme. S’agissant du comportement, on peut citer l’agitation, l’agressivité, le repli social, l’apathie, l’errance ou la désinhibition sexuelle. Les symptômes psychologiques, eux, comprennent par exemple la dépression, l’euphorie, la peur, le délire et les hallucinations.
Brigitte Benkert – On parle aussi par exemple de symptômes d’ordre affectif, comme la dépression, l’apathie, la peur, l’instabilité affective et l’irritabilité; de symptômes psychotiques, tels que le délire et les hallucinations; de symptômes psychomoteurs, comme le besoin de mouvement, l’agitation et l’agressivité et, enfin, de troubles du sommeil, tels que l’inversion jour-nuit liée au rythme circadien et le syndrome du coucher du soleil.
Certains de ces symptômes peuvent poser de grands défis aux EMS, non?
Brigitte Benkert – L’inversion jour-nuit, en particulier, représente un facteur de stress pour le personnel soignant. La nuit, les effectifs sont moins nombreux. Le personnel de veille ne peut pas offrir d’occupation et d’accompagnement individuel comme pendant la journée. Cela déclenche souvent un comportement agressif par la suite.
Franziska Zúñiga – Quand une personne appelle ou crie sans cesse, ou lorsque quelqu’un est très agité, déambule en permanence et entre dans les chambres des autres résidentes et résidents, cela peut aussi être pesant. Les comportements agressifs comme le fait de pincer, tordre ou frapper ainsi que la désinhibition sexuelle posent aussi de grands défis.
Ces symptômes sont-ils fréquents?
Franziska Zúñiga – L’apathie et la dépression sont les plus fréquents. Souvent, les symptômes comme l’errance ou l’agressivité ne sont pas les plus difficiles à gérer pour les EMS.
Brigitte Benkert – En fonction de la maladie et de son degré de gravité, les symptômes évoluent. En cas de démence légère, les troubles du comportement sont moindres par rapport au stade moyen. Pour les cas graves ou chez les personnes en phase terminale, le besoin de mouvement, par exemple, passe à nouveau au second plan et laisse place à la dépression et à l’apathie.
Que faire en cas de symptômes difficiles à appréhender pour le personnel soignant et les autres résidentes et résidents?
Franziska Zúñiga – Il faut commencer par se demander quels sont les éléments déclencheurs de ces comportements. Dans le cas des SCPD, certains déclencheurs sont d’origine cérébrale. On ne peut donc pas agir dessus. Mais d’autres dépendent du contexte et peuvent être influencés par les soins.
Quels sont les déclencheurs qui peuvent être influencés ou modifiés?
Franziska Zúñiga – Les problèmes médicaux aigus, comme les douleurs, peuvent déclencher des comportements complexes car la personne ne peut pas s’exprimer d’une autre façon. Mais il peut aussi s’agir de besoins physiques non satisfaits, par exemple la soif ou la faim. Un comportement complexe peut également être dû à certains besoins psychiques, émotionnels ou sociaux. La personne a peut-être l’impression de ne pas être suffisamment prise en considération. Ces comportements peuvent aussi être liés à certains troubles sensoriels, notamment si les personnes n’entendent ou ne voient plus très bien. Dans tous ces cas, le personnel soignant peut agir pour améliorer leur bien-être.
Les déclencheurs sur lesquels on peut agir sont très divers. N’est-ce pas difficile pour le personnel soignant de les identifier?
Franziska Zúñiga – Il existe de bons outils qui aident à identifier les déclencheurs, par exemple l’échelle Serial Trial Intervention. Celle-ci consiste d’abord à analyser attentivement le comportement pour comprendre les éléments déclencheurs. Il s’agit ensuite de planifier des mesures, de les mettre en œuvre et de les évaluer.
Plus concrètement?
Franziska Zúñiga – Il faut avant tout vérifier si d’éventuels problèmes médicaux ou physiques déclenchent ces comportements et, le cas échéant, intervenir en conséquence. Si cela ne suffit pas, les dimensions affectives sont ensuite abordées: dans ce cas, il revient au personnel chargé des soins et de l’accompagnement de prendre des mesures pour que les personnes se sentent mieux. On peut tester d’abord des mesures non médicamenteuses puis, dans un deuxième temps, l’administration d’analgésiques. Les antipsychotiques ne doivent être utilisés qu’en dernier recours, uniquement si toutes ces mesures ne font pas d’effet.
Les EMS recourent-ils donc à des médicaments comme les antipsychotiques uniquement si toutes les autres mesures ont échoué?
Franziska Zúñiga – Lors de mes entretiens avec les EMS, je constate généralement que les mesures non médicamenteuses ont clairement la priorité. À mon avis, ce ne sont donc pas les connaissances qui font défaut. Le défi au quotidien est plutôt le fait que, souvent, le personnel est insuffisant pour assurer l’accompagnement nécessaire.
Les antipsychotiques sont donc administrés plus souvent qu’il ne le faudrait?
Franziska Zúñiga – Dans certains cas, l’utilisation d’antipsychotiques est judicieuse de manière ponctuelle, par exemple dans des situations extrêmes lors desquelles une personne représente un danger pour elle-même ou pour autrui. Les antipsychotiques peuvent alors être une solution temporaire jusqu’à ce que l’on trouve comment gérer une telle situation. Il faut ensuite arrêter de les administrer. Mais, si l’on regarde le taux d’antipsychotiques en Suisse, il est vrai qu’il est très élevé. Les EMS ne peuvent toutefois pas résoudre ce problème à eux seuls.
Brigitte Benkert – Afin de pouvoir réduire l’usage d’antipsychotiques, les équipes soignantes dépendent de médecins qui savent quels antipsychotiques peuvent être utilisés dans quelles situations et lesquels sont à proscrire. Nous constatons que le système de médecins de famille pose souvent problème et que l’administration d’antipsychotiques diminue lorsque les institutions ont recours à des médecins d’EMS disposant de connaissances gériatriques approfondies. Le recours à des spécialisés en gériatrie et psychogériatrie est aussi important.
Pourquoi l’administration d’antipsychotiques est-elle problématique?
Franziska Zúñiga – Les antipsychotiques augmentent le taux de mortalité ainsi que le risque de problèmes vasculaires cérébraux comme l’AVC, la pneumonie et les chutes. De plus, ils ont un effet important sur le psychisme, altèrent les pensées et accentuent le déclin cognitif.
Brigitte Benkert – C’est pourquoi leur administration est définie de manière très précise dans les directives. Un diagnostic confirmé et différentiel est également nécessaire. En outre, comme nous l’avons déjà dit, ces médicaments ne doivent être utilisés que si toutes les mesures non médicamenteuses ont échoué. Il est aussi très important d’évaluer et d’interrompre leur administration.
Que faudrait-il faire?
Franziska Zúñiga – En politique, on pourrait envisager d’introduire des systèmes pour inciter à réduire le taux d’antipsychotiques. Cela impliquerait tout d’abord de mesurer l’utilisation de ces médicaments. Certains cantons, comme Bâle-Ville et Fribourg, le font déjà.
Une telle mesure permettrait-elle d’allouer davantage de ressources?
Franziska Zúñiga – Elle permettrait avant tout de créer de la transparence, qui servirait de base pour des incitations. Les cantons pourraient ensuite octroyer des montants supplémentaires aux structures qui accueillent des personnes atteintes de démence et de SCPD et qui peuvent l’attester. Les cantons pourraient ainsi agir pour que ces personnes reçoivent l’accompagnement dont elles ont besoin. De plus, nous devons améliorer l’accès aux connaissances spécialisées.
Brigitte Benkert – Le financement représente également un problème important dans le domaine de l’accompagnement des personnes atteintes de démence. Il a une influence directe sur la dotation en personnel et la possibilité pour les EMS d’engager des spécialistes.
Il convient d’améliorer l’accès à l’expertise, notamment aux médecins répondantes et répondants spécialisés en EMS. Comment y parvenir?
Franziska Zúñiga – Outre le financement, la pénurie de personnel qualifié est un autre problème qui touche la psychogériatrie. La relève n’est pas assurée dans ce domaine. D’une part, nous devons veiller à ce qu’il y ait à nouveau davantage de spécialistes en psychogériatrie. D’autre part, il est nécessaire de créer des réseaux régionaux pour permettre l’accès à ces spécialistes. Les cantons pourraient se charger de telles organisations régionales, éventuellement en collaboration avec les associations cantonales.
Afin de soutenir les EMS, vous êtes en train d’élaborer un guide en collaboration avec l’association de branche Curaviva pour aider le personnel soignant sur le terrain à gérer ces comportements complexes. Quelles sont les possibilités?
Franziska Zúñiga – Comme je l’ai déjà mentionné, nous montrerons dans ce guide à quel point une procédure structurée est importante pour analyser une situation puis définir des mesures ciblées, par exemple à l’aide de l’outil Serial Trial Intervention. Nous voulons aussi insister sur le fait que la gestion des SCPD est un thème interprofessionnel. Le personnel soignant joue un rôle important. En fonction de la situation, une expertise supplémentaire est nécessaire, comme l’accès à une infirmière ou un infirmier de pratique avancée ou à une ou un psychogériatre. De plus, il est essentiel que le traitement des SCPD soit intégré dans le cadre de soins centrés sur la personne.
Pourquoi les soins et l’accompagnement centrés sur la personne sont-ils si importants pour les personnes atteintes de démence?
Franziska Zúñiga – L’approche centrée sur la personne est liée non seulement à une certaine expertise, mais aussi et surtout à une attitude fondamentale. Je dois ainsi partir du principe qu’une personne atteinte de démence qui me frappe n’a pas pour objectif de me faire du mal: je sais que quelque chose a déclenché ce comportement. L’approche centrée sur la personne signifie que je m’intéresse à la personne et à son histoire. Je souhaite identifier ce qui la préoccupe. Cette attitude fondamentale débouche ensuite sur des actions possibles.
Brigitte Benkert – Il s’agit d’écouter les personnes atteintes de démence, de les valoriser et de les considérer d’égal à égal. Avec ces personnes, il est nécessaire d’adopter une communication particulièrement valorisante, par exemple en utilisant la méthode de validation. L’attitude et la perspective du personnel soignant changent lorsque cette méthode est employée. On se concentre alors davantage sur la personne et ses ressources, et moins sur certains symptômes et déficiences. Le personnel soignant reconnaît mieux les besoins et peut agir en conséquence.
Outre les soins centrés sur la personne, quel rôle jouent les thérapies non médicamenteuses?
Brigitte Benkert – Ces thérapies permettent de réguler les émotions. Écouter de la musique, pratiquer un instrument et bouger au rythme de la musique peuvent y aider. Dans les services spécialisés, on a aussi constaté que le fait de chanter ensemble fait naître des sentiments positifs. En outre, l’expérience sur le terrain et des études ont démontré la valeur de l’aromathérapie: l’orange favorise le sommeil et la lavande a un effet apaisant. Dans le guide que nous sommes en train d’élaborer, nous évoquons différentes thérapies de ce genre., faciles à intégrer au quotidien, sans devoir recourir à des thérapeutes externes.
Franziska Zúñiga – Si l’on parvient néanmoins à la conclusion que des antipsychotiques sont nécessaires, du moins temporairement, il faut respecter certaines règles de base. Le guide donne aussi des recommandations à ce propos, par exemple le fait d’augmenter progressivement la dose de médicaments, mais de toujours s’en tenir à la plus faible possible. De plus, une évaluation régulière est nécessaire et l’objectif doit toujours être d’arrêter la médication au plus vite.
Nos interlocutrices
Franziska Zúñiga, Prof. Dr, est chargée d’enseignement à l’Institut des sciences infirmières de la Faculté de médecine de l’Université de Bâle. Brigitte Benkert, MScN, est collaboratrice de projet à l’Institut des sciences infirmières.
En collaboration avec l’association de branche Curaviva, l’Institut des sciences infirmières élabore un guide pour les EMS sur la gestion des comportements complexes des personnes atteintes de démence. Ce guide devrait être publié au printemps.