CITOYENNETÉ | «La vie ne s’arrête pas à la porte de l’EMS»
Une citoyenneté politique active peut contribuer à améliorer la qualité de vie globale des personnes âgées. C’est ce qui ressort d’une nouvelle recherche réalisée, notamment, dans des EMS romands. Elle fait suite à d’autres études et projets sur la question du droit de vote des personnes âgées en EMS, et qui remontent à une quinzaine d’années déjà.
«Nous retrouvions régulièrement le matériel de vote dans la poubelle, les gens n’en voulaient pas, ou le mettaient de côté, expliquant que leurs proches voteraient pour eux», se souvient Sabine Udry Dumoulin, animatrice en gérontologie à la Résidence Mandement, au cœur du village de Satigny (GE). Avec ses collègues, elle constate que les personnes, une fois entrées en EMS, perdent souvent l’envie de faire des choix ou de prendre des décisions.
Les résidentes et résidents eux-mêmes doutent parfois de leur légitimité à exprimer leur voix. «À quoi bon voter, le monde se fait sans moi», ces quelques mots rapportés par Sabine Udry Dumoulin traduisent un sentiment partagé par beaucoup.
«Il faut pouvoir se reposer sur des personnes impartiales, capables d’expliquer clairement et objectivement les enjeux.»
Des équipes dans l’embarras
À cela s’ajoute le flou juridique qui entoure le vote des personnes âgées résidant en institution et qui souvent met les équipes dans l’embarras. Elles s’interrogent sur la pertinence de distribuer le matériel de vote aux personnes atteintes de troubles cognitifs, elles hésitent à aider les personnes à remplir leur bulletin de crainte qu’on leur reproche d’influencer leur choix, ou encore, elles ne se sentent pas compétentes pour expliquer les enjeux d’une votation. Sabine Udry Dumoulin affirme qu’elle-même ne se sentait pas outillée pour répondre à toutes les questions, qu’elles portent sur la procédure du vote ou sur les objets soumis à la votation.
«C’est aussi très difficile de rester neutre dans les explications données. Or, la neutralité est un aspect éthiquement indispensable. Il faut donc pouvoir se reposer sur des personnes impartiales, capables d’expliquer clairement et objectivement les enjeux.»
L’animatrice fait part de ses préoccupations à une amie politologue de l’Université de Genève, Barbara Lucas qui, elle-même, constate l’absence d’animations civiques dans les EMS. Ensemble, elles vont rapidement mettre en place une première table ronde au sein de l’institution, deux semaines avant une votation. Barbara Lucas mobilise une équipe de politologues qui se rendent dans l’institution et expliquent les enjeux des principaux objets politiques soumis au vote. L’expérience sera renouvelée.
«Les personnes qui ont participé aux tables rondes se sont senties valorisées.»
Sur les 45 résidentes et résidents que compte l’établissement, une dizaine de personnes, fidèles ou nouvelles venues, participent à chaque fois, pour échanger et débattre. Il n’est pas rare non plus que des membres du personnel se joignent à ces réunions.
C’est ainsi qu’est né le projet «Voter en EMS». C’était en 2005. Sabine Udry Dumoulin a apprécié la capacité de vulgarisation des politologues, mais également leur écoute et leur bienveillance. «Les personnes qui ont participé aux tables rondes se sont senties valorisées et reconnues comme des citoyennes et citoyens dont l’expérience compte», observe l’animatrice.
La démarche plutôt informelle de la Résidence Mandement a fait des émules et donné lieu à un projet pilote intégré au Département de science politique de l’Université de Genève et dirigé par Barbara Lucas. Un premier bilan exploratoire a rendu compte des expériences non officielles menées dès 2005 à la Résidence Mandement et des tables rondes organisées entre 2007 et 2008 dans six EMS genevois.
«L’objectif de l’expérience ‘Voter en EMS’ n’est pas d’amener les résidents à voter, mais plutôt, dans une perspective de démocratie délibérative, de les aider à participer au débat lui-même», relèvent Barbara Lucas et sa collègue Anouk Lloren, dans un article daté de 2009 et joliment intitulé «La vieille dame et le politique», en hommage à cette résidente aujourd’hui décédée et qui a voté pour la première fois à presque 90 ans. Dans ce même article, les autrices évoquent diverses études montrant que les institutions pour personnes âgées peuvent jouer un rôle déterminant dans le maintien d’une citoyenneté active de leurs résidentes et résidents, en leur offrant un cadre et des ressources spécifiques.
Toujours donner le choix
Sabine Udry Dumoulin abonde dans ce sens. Pour elle, il s’agit certes de remobiliser les personnes autour des votations et élections, mais plus généralement d’assurer leur droit à l’autodétermination, d’encourager leur implication dans la vie institutionnelle, de favoriser leurs liens avec la cité et, surtout, de toujours leur donner le choix: le choix des activités, des horaires, des sorties, des menus…
«Nous profitons de ce moment pour rencontrer les personnes qui participent peu aux activités de la maison.»
Si l’expérience «Voter en EMS» s’est arrêtée au bout de quelques années au profit d’autres projets, elle a indéniablement renforcé la prise de conscience des équipes sur la question du choix et modifié la façon de communiquer avec les résidentes et résidents. «Que ce soit des rencontres individuelles, des groupes de parole ou des sondages, nous saisissons toutes les occasions qui se présentent pour leur demander ce qu’ils souhaitent. Être citoyenne ou citoyen, cela commence par pouvoir donner son avis.»
Aujourd’hui, les enveloppes de vote sont remises en mains propres aux résidentes et résidents, en même temps que leur courrier. «Nous profitons de ce moment pour rencontrer les personnes qui participent peu aux activités de la maison, pour les rendre attentives aux votations à venir et leur rappeler qu’elles peuvent voter, qu’elles sont des citoyennes avec des droits mais aussi des devoirs, que le monde a besoin d’elles…», conclut Sabine Udry Dumoulin.
Enquête dans six EMS romands
De son côté, Barbara Lucas, accompagnée d’autres chercheuses et chercheurs, a poursuivi ses travaux autour du droit de vote et, plus généralement, de la citoyenneté des personnes âgées en institution. La dernière recherche en date, soutenue par la Fondation Leenaards et intitulée «La citoyenneté politique comme dimension de la qualité de vie», est notamment issue d’une enquête au sein de six EMS romands.
Elle repose sur l’hypothèse «qu’une citoyenneté politique active peut contribuer à améliorer la qualité de vie globale des personnes âgées et que les conceptualisations de la qualité de vie auraient donc intérêt à faire davantage de place aux questions civiques». Selon les conclusions de l’enquête, l’hypothèse s’est vérifiée au fil de la recherche.
Entretien avec Barbara Lucas et une autre membre de l’équipe de recherche, Lea Sgier, chargée de cours au Département de science politique et chercheuse associée à l’Institut d’études de la citoyenneté de l’Université de Genève.
Interview
Barbara Lucas, vos premiers travaux autour du droit de vote en EMS datent d’une quinzaine d’années. Comment ces questions de citoyenneté en EMS ont-elles évolué?
Barbara Lucas – Elles sont toujours autant d’actualité que lorsque nous avons démarré les tables rondes. La diffusion d’articles et de présentations à propos du projet «Voter en EMS» ont sans doute provoqué une prise de conscience ici ou là. Cependant, certaines directions n’ont commencé à réfléchir à la question que récemment, parce que nous allions les rencontrer dans le cadre de notre recherche.
Comment expliquer le fait que la question des droits politiques des personnes âgées en institution intéresse si peu?
Lea Sgier – Les deux raisons généralement invoquées sont un manque de temps et d’argent. Les priorités des établissements sont ailleurs, principalement sur les problématiques de soins et de santé. Les personnes âgées elles-mêmes souvent se mettent en retrait. Elles arrivent toujours plus diminuées, avec des troubles cognitifs. Elles reconfigurent alors leur identité sociale et citoyenne.
Barbara Lucas – Tant que l’EMS sera perçu comme un lieu de fin de vie médicalisé, il y a peu de chance que cela change. Le contexte institutionnel lui-même contribue, même involontairement, à limiter l’accès aux droits, en l’occurrence aux droits politiques. Cela commence par la gestion des enveloppes de vote. Les professionnels s’interrogent: que faire de ces enveloppes? Dois-je les distribuer à tout le monde? Il y a une méconnaissance de la législation fédérale et des lois cantonales à ce propos.
Il est vrai aussi qu’il règne un flou juridique sur ces questions. Nous-mêmes, politologues, avons dû faire appel à un juriste!
«Les quelque 80 personnes âgées que nous avons interrogées affirment que l’exercice du droit de vote leur donne le sentiment de faire partie de la société. Cela contribue à leur qualité de vie.»
Dans votre recherche, vous avez intégré la dimension de la qualité de vie.
Lea Sgier – Nous avons en effet souhaité faire des liens entre la citoyenneté politique et la qualité de vie. Les quelque 80 personnes âgées que nous avons interrogées au total affirment que l’exercice du droit de vote leur donne un pouvoir de décision et le sentiment de faire partie de la société. Cela participe de leur qualité de vie. De même que la venue d’intervenants externes neutres, permettant aux personnes d’aborder des questions qui les préoccupent et dont elles ont peu souvent l’occasion de débattre. Comme cet ancien chef comptable d’une grande compagnie d’assurances, passionné par les questions d’AVS, et qui, à lui tout seul, comprenait la problématique mieux que tous les politologues réunis! Ou cet autre résident, un ancien officier, qui avait un avis très tranché sur l’achat d’avions de combat.
Il ne faut pas oublier qu’en EMS, il y a des gens qui continuent de s’intéresser au débat politique. La vie ne s’arrête pas à la porte de l’EMS.
Le lien avec la qualité de vie pourrait-il être un argument pour que les EMS portent une plus grande attention à la citoyenneté politique des résident·es?
Barbara Lucas – Ce serait en effet pertinent si l’un des indicateurs de la qualité de vie en EMS intégrait cette notion des droits politiques et l’exercice de la citoyenneté au sens large. Ce serait un outil important pour transformer les pratiques en institution. Intégrer la citoyenneté dans la qualité de vie sera d’ailleurs aussi l’une des recommandations de la recherche.
Quelles autres recommandations envisagez-vous?
Lea Sgier – Une première recommandation devrait permettre de clarifier le cadre légal et normatif, en des termes simples pour savoir ce qui est permis ou non.
Barbara Lucas – Nous pouvons nous baser sur notre analyse juridique, mais aussi sur propre expérience et celle d’établissements divers, afin d’imaginer un guide de bonnes pratiques pour la création d’ateliers favorisant la discussion dans un cadre sécurisant, envisager des dispositifs de formation, donner des conseils quant aux explications des enjeux d’une votation ou quant au rythme et au mode de communication à adopter…
Il ne s’agit pas de forcer à voter, mais de faciliter l’expression de l’opinion et proposer des prétextes à la discussion. Que les personnes votent ou non, elles ont une opinion qui renvoie à leurs expériences et connaissances passées. C’est aussi cela que nous voulons valoriser.
Quel est finalement l’objectif de l’étude?
Barbara Lucas - Faire prendre conscience de l’enjeu de la citoyenneté politique, informer sur les droits politiques, les rendre accessibles, les respecter et les faire vivre. Pour ce faire, les EMS peuvent mettre en place les mesures nécessaires pour que ces droits soient pris au sérieux et que les résidentes et résidents se les (ré)approprient.
Étude à lire en ligne
«La citoyenneté politique comme dimension de la qualité de vie», B. Lucas, L. Sgier, M. Meigniez, Y. Delessert. Disponible en ligne dès le 3 octobre 2022 sur le site de la HETS de Genève, www.hesge.ch/hets
Photo: privée